La Chambre d’à côté (Pedro Almodóvar, 2024) (The Room next Door)

Pour mourir dans la dignité, il faut mourir vivant

Le film se situe entre deux romans autofictionnels de l’écrivaine Ingrid1, tous deux portant sur la mort, le premier sur l’effroi qu’elle provoque, On Sudden Deaths, et l’autre sur les derniers jours de son amie Martha2 à côté de laquelle elle a accepté de se tenir jusqu’au terme, et dont elle prévoit de tirer un roman dont le titre sera peut-être aussi La Chambre d’à Côté, à moins qu’elle ne préfère What Are You Going Through ? (qu’on pourrait aussi traduire : Quelle expérience traverses-tu ?), le titre du roman de Sigrid Nunez, paru en 20203, dont le film est tiré. Pour Ingrid, c’est une expérience d’amitié, tandis que pour Martha, c’est l’expérience de l’agonie et aussi de la mort, dont on ignore tout. Atteinte d’un cancer du col de l’utérus en phase terminale, Martha doit faire un choix : soit continuer le traitement proposé par la médecine, une chimio-immunothérapie assez invalidante4, soit renoncer à tout traitement, se rendre à l’endroit qui lui fait plaisir, et mourir au moment qu’elle aura choisi. Il est, pour elle, inenvisageable de se laisser instrumentaliser par la médecine, ou bien d’accepter la dégradation progressive que lui promet l’agonie dite naturelle. « Je ne veux pas d’une agonie avilissante » dit-elle. Il ne reste qu’une solution : se procurer une substance létale et mourir en choisissant les circonstances du décès. La substance létale est une pilule procurée par un ami sur le DarkNet; et la circonstance, c’est de refuser de mourir seule, de trouver une amie qui l’accompagne jusqu’à la fin, dans la chambre d’à côté. C’est ainsi qu’Ingrid et Martha se retrouvent dans un appartement magnifique aux grandes baies vitrées, avec vue sur les bois près de Woodstock. Il est prévu qu’un jour, Ingrid absorbe la pilule mortelle, et qu’elle avertisse Martha en laissant sa porte fermée.

Tilda Swinton est dédoublée dans le film, elle joue le rôle de Martha et de sa fille Michelle. C’était nécessaire car si Michelle ressemble à sa mère, personne d’autre ne ressemble à Tilda Swinton. C’est un corps, un visage, une expression uniques, incomparables. Déjà dans Eternal Daughter de Joanna Hogg (2023), elle jouait la mère et la fille5. Sans doute ne peut-elle pas avoir d’autre ascendant ou descendant qu’elle-même, contrairement à Julianne Moore (Ingrid), qui ressemble à l’Américaine typique. Tinda Swinton peut citer Virginia Woolf, Leonora Carrington, Susan Sontag ou Elfriede Jelinek, elle est toujours à la hauteur, et cette filiation donne un sens à sa mort.

Martha a exercé toute sa vie la profession de reporter de guerre. C’est un métier qu’on ne peut pas exercer sans auto-contrôle, maîtrise de soi. Son travail était le cœur de sa vie, et c’est par accident qu’elle a eu un enfant, une fille nommée Michelle. Jamais elle n’a vécu avec le père de l’enfant, et sa vie sexuelle est toujours restée éclatée, ponctuelle. De plus en plus affectée par la maladie, elle se rend compte qu’elle perd ses facultés d’attention, son engagement personnel dans le monde. Tournée vers elle-même, auto-centrée, il lui reste à prendre une décision majeure, une seule. Elle ne peut pas renoncer à cette décision. Si les médecins réussissaient, elle pourrait tout au plus vivre quelques mois de plus. Se livrer comme cobaye à la médecine, c’est renoncer, pour elle, à l’essentiel. C’est accepter qu’elle soit déjà morte. En prenant cette ultime décision, elle s’affirme encore vivante. D’un côté, elle sait qu’elle est condamnée à brève échéance, mais d’un autre côté, elle tient à affirmer que cette lucidité n’entame pas son désir de vivre. Elle incarne le paradoxe ultime de la fin de vie : Il faut mourir vivant. Cette volonté se traduit dans sa relation avec Ingrid par un côté dictatorial. Elle donne des ordres, elle impose son rythme, son tempo. C’est elle la souveraine qui décidera exactement de l’heure de son départ, sans le communiquer à l’avance. Ingrid ne proteste pas, au contraire, elle sait que c’est son rôle, sa fonction. Elle accepte la position subordonnée de l’accompagnatrice. À demi morte, Martha se tient déjà au-dessus de la loi, de toutes les lois. Elle a virtuellement tous les droits et presque aucun devoir. Puisqu’elle va s’effacer complètement, elle peut renoncer, un temps, aux règles usuelles qui prescrivent d’être attentif à autrui.

Devant la mort, la loi se délite. Il est illégal de se procurer une pilule pour mourir, illégal d’être complice d’un suicide, et même inacceptable, pour le policier fondamentaliste et le médecin, de s’ôter sa propre vie. Ingrid prend un avocat, prévoit à l’avance ce qu’elle va dire à la police, se prépare psychologiquement et juridiquement. La société n’est pas faite de mourants, mais de personnes, de citoyens, de sujets, de victimes, de criminels et de complices. Mourante, Martha est libre d’agir, plus rien ne la menace, contrairement à Ingrid, à l’ami mathématicien qui a procuré la pilule, à Damian, l’amant des deux femmes, qui les soutient, et à tous ceux qui ont été mis au courant du projet.

Le statut paradoxal du mourir vivant est symbolisé par plusieurs tableaux : accrochée au mur du dernier appartement, une reproduction de People in the Sun d’Edward Hopper, qui représente des personnages à l’arrêt, dans une contemplation muette d’un paysage inconnu, sous un soleil aveuglant. Ces personnages ont les yeux grands ouverts, leur regard invisible est porteur de vie. Lors d’un flash-back, c’est la posture du personnage féminin de Christina’s World d’Andrew Wyeth, en arrêt devant une maison qu’elle semble devoir quitter pour toujours, qui est reproduite6. Il y a aussi le Chestnut Grey de Georgia O’Keefe dans la chambre de Martha : un arbre immobile mais puissamment phallique, plein d’énergie. La peinture est statique, mais on peut l’interpeller, l’appeler, en faire le tour, y faire appel, et alors une nouvelle interprétation la fait revivre. Almodovar multiplie les tensions de ce type : entre la mélancolie des personnages et le soin donné aux décors et aux costumes, les couleurs vives, les rouges à lèvre éclatants, les matières nobles, les récits d’aventure sexuelle, la tension est maximale.

Almodovar a déclaré que ce film ne serait pas son dernier, ce qui est une affirmation paradoxale et aussi un aveu. Un dernier film, au sens conceptuel, n’est pas nécessairement le dernier au sens chronologique. La citation insistante du long métrage de John Huston, Gens de Dublin (1987), que les deux femmes ne cessent de visionner et de re-visionner, ce véritable dernier film dont le tournage en fauteuil roulant, sous perfusion, avec un masque et une bonbonne d’oxygène, précède la mort du réalisateur irlandais dans la nuit du 27 au 28 août 1987, à la veille de sa projection à la Mostra de Venise, laisse à penser qu’il existe bien une affinité entre films de la catégorie dernier filmLa Chambre d’à côté a été projeté, lui aussi, à la Mostra de Venise (2024) où il a reçu le Lion d’Or7. En faisant de ce film un dernier qui n’est pas le dernier, Pedro Almodovar anticipe la mort, il choisit de la contrôler en avance comme le fait Martha plutôt que de prendre le risque de la supporter passivement. En mourant cinématographiquement en avance, il s’assure, à 75 ans, une dernière dignité. Il conjure l’échec d’un autre dernier film qui aurait été vraiment le dernier, mais qu’il n’aurait pas fait. C’est une façon, pour lui aussi, de mourir vivant.

  1. Prénom inspiré par Ingrid Thulin, l’une des égéries d’Ingmar Bergman. ↩︎
  2. Bien que Almodovar affirme l’avoir choisi au hasard, on peut rapprocher ce prénom de la journaliste Martha Gellhorn, qui s’est suicidée en 1998 avec une capsule de cyanure. ↩︎
  3. Il est paru en français aux éditions Stock sous le titre : « Quel est ton tourment ? » – titre contestable, car nul ne sait qu’elle expérience Martha traverse. ↩︎
  4. Le traitement est présenté comme une expérimentation, mais après tout, tout traitement médical est une expérimentation. ↩︎
  5. Bien qu’elle ait elle-même dans la vraie vie une fille, Honor Swinton Byrne, qui a joué dans un précédent film de Joanna Hogg, Souvenir Part I et II↩︎
  6. Le modèle de ce tableau, dit-on, était atteint de la maladie de Charcot en phase terminale. ↩︎
  7. Hommage indirect quoique tardif à John Huston qui n’a pas eu de prix en 1987 car il ne figurait pas dans la compétition officielle. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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