A queda do céu (La Chute du Ciel) (Gabriela Carneiro da Cunha & Eryk Rocha, 2024)

Témoigner de la présence d’un peuple par un semblant d’archive
Quand on voit le film sans avoir été informé préalablement, on peut être méfiant. De quoi s’agit-il ? Un documentaire ? Un reportage ? Une reconstitution ? Une cérémonie effective ? Tout est possible. C’est trop parfait, trop bien filmé, une perfection formelle qui contraste avec la possibilité même de l’immersion. Comment se fait-il que nous ayons l’impression d’être à l’intérieur de la cérémonie, si elle n’est pas fabriquée pour nous ? Et si elle est fabriquée pour nous, quel est son statut, ne nous fait-on pas le coup de l’authenticité factice ? Rien ne permet vraiment de trancher. Une réponse est donnée dans le dossier de presse : il s’agit d’une invitation. Invitation à quoi ? « À pénétrer dans la cosmologie Yanomami et dans le monde des esprits, qu’ils appellent Xapiri. ». Nous avons vu la communauté de Watoriki marcher au-devant de nous dans la forêt sur ce qui reste d’une autoroute inachevée1, danser, chanter, nous avons entendu des gens se parler, nous les avons observés pratiquer des rituels, boire le yakoana et aspirer par le nez de puissant hallucinogènes, nous savons que le film s’adresse à nous les napë (Blancs), le peuple de la marchandise, mais nous qui n’avons jamais visité l’Amazonie, nous ne comprenons toujours pas en quoi consiste ce « monde des esprits » dont il est question. En tant que spectateurs, nous ne communiquons avec ces gens qu’à travers une médiation complexe : prises de vue, traduction, montage, projection, salle de cinéma, etc. Il s’agit d’une fête, dit-on, « l’événement le plus significatif de la cosmologie Yanomami », en l’honneur d’un ancien chaman décédé2. Voir le film ne suffit pas pour se faire une idée du monde Yanomami. Il est préférable pour cela de lire les articles de presse ou les ouvrages spécialisés. Nous apprenons que celui qui profère la voix off en langue locale (et parfois en portugais) est le chaman lui-même, Davi Kopenawa – principal personnage du film et auteur d’un livre éponyme dont ce film se veut une incarnation, livre de 800 pages et plus d’un millier de notes traduit dès 2010 en français3et de nombreuses langues. Nous accédons aux sous-titres qui nous donnent une idée des thèmes, mais cela ressemble plus pour nous à de la poésie qu’à un monde cohérent. Tout est fait pour que nous ayons le sentiment d’être immergés dans la « mère-forêt » indigène. Avec la meilleure volonté du monde, nous essayons de participer, mais nous ne pouvons partager ni leur émotion ni leurs costumes (ou absence de costumes), notre regard reste extérieur, irréductiblement extérieur. Nous entendons l’invitation, nous avons de l’empathie pour ces gens, nous les prenons au sérieux, mais ils nous restent étrangers. Ils ont accepté que des voyeurs inconnus pénètrent dans leur forêt, leurs vastes bâtisses, assistent de loin à leurs cérémonies. Ils pensent que cela les aidera à être reconnus, acceptés, à conserver leurs terres et leurs traditions, à maintenir leur présence dans la forêt. Nous espérons qu’ils ont raison, mais nous sommes nous-mêmes sceptiques. Cette cérémonie filmée récemment laisse ouvert le soupçon latent de tourisme organisé, un tourisme sophistiqué, honnête, mais quand même du tourisme.
Le malaise s’effrite si l’on se dit qu’après tout, le film témoigne d’un deuil. L’ancienne culture décrite par Davi Kopinawa existe-t-elle encore ? On peut en douter. Ce qui survit est une autre culture sur laquelle le colonialisme et la modernité ont laissé une trace indélébile (d’où la forme privilégiée du livre). Ce nouveau Yanomami post-Yanomami s’accommode des médias, il cherche à en faire usage et les détourner à son profit. Les Yanomani eux-mêmes ont contribué au film, et en ont réalisé d’autres en parallèle. Davi Kopenawa n’est pas seulement chaman, c’est aussi un agitateur, un symbole de la lutte des peuples d’Amazonie contre l’orpaillage, la pollution des eaux, l’alcool, l’exploitation forestière, les épidémies, les viols et les meurtres. Tous les moyens sont bons pour défendre cette cause (juste), y compris la transformation des rites ancestraux en long-métrages distribuées dans les festivals et quelques salles de cinéma parisiennes (plutôt rares, il faut bien le dire). Davi Kopinawa avertit les Occidentaux : vous êtes sur le point de déclencher la chute du ciel, l’apocalypse, la destruction de tous les vivants. Il n’est pas le seul à faire cette annonce, mais son témoignage est différent de tous les autres. Il s’appuie sur la trace d’une pensée des esprits en lien direct avec les puissances du cosmos, et nous aimerions tellement le suivre, penser que cette pensée est actuelle, contemporaine.
Il ne s’agit pas d’une véritable archive mais d’un semblant d’archive construit sur des souvenirs, des songes, des récits, des légendes voire des affabulations soigneusement organisées afin de maintenir hors champ les traces de modernité occidentale – à l’exception des radios qui servent à la coordination, au combat militant et de quelques extraits du film d’Artavazd Pelechian, La Nature(2019), qui renvoient, au-delà du cas particulier des Yanomamis, à l’effondrement général du rapport au monde prescrit par le capitalo-colonialisme. Avec cette généralisation, les réalisateurs brésiliens semblent acter la perte de la singularité Yanomami. Ce peuple ne peut survivre qu’au prix d’une adaptation, une mise en conformité par rapport aux canons du documentaire immersif (et aux contraintes sociales et politiques du Brésil d’aujourd’hui), qui opère elle-même comme cérémonie funéraire à l’égard des traditions évoquées. Comme les films de Jean Rouch, ces productions fonctionnent comme des inhumations symboliques. Le cinéma du réel y est à la fois sincère et entièrement artificiel. Se présentant comme les dernières images d’une culture menacée d’oubli, elles miment et remplacent des rituels dont la trace n’est qu’indirecte. Pour des raisons politiques, il faut croire ce témoignage, en sachant que ce n’est qu’un film. Le jour où la tribu disparaîtra, le ciel tombera, prédit Davi Kopenawa. Il se pourrait qu’il soit déjà tombé. Il nous revient de répondre à l’invitation d’un film et d’un peuple – en allant au-delà de la marchandise qui, pour eux (et pour nous), nous définit.
- Le gouvernement brésilien a commencé le chantier de cette voie transamazonienne dans les années 1970, avant de l’abandonner à la suite de la reconnaissance du territoire Yanomami par l’État en 1992. ↩︎
- Il s’agit du beau-père de Davi, qui a été son initiateur. ↩︎
- Collection Terre Humaine, éditions Plon, coécrit avec un anthropologue français, Bruce Albert. ↩︎