Une bataille après l’autre (Paul Thomas Anderson, 2025)

Il faut préférer l’hybridation à la confrontation violente des appartenances et des opinions
C’est un film qui peut ressembler à un thriller assez conventionnel1 avec violence, suspense, course-poursuite et victoire du héros, à un road-movie polymorphe dans des paysages monumentaux2 ou à un mélo classique qui se termine bien, avec Willa3, une fille qui apprend la vérité sur ses origines et reconnaît la légitimité de son père Bob Ferguson4 dit Ghetto Pat5 (ou l’inverse), un homme instable autrefois spécialisé dans les explosifs. C’est aussi un film politique qui reconnaît la défaite d’une génération et envisage d’autres voies, d’autres chemins que la confrontation directe pour lutter contre ce qu’on appelle usuellement le suprématisme blanc et ses dérivés trumpistes, arrivés au pouvoir quelques mois avant sa sortie. Et c’est aussi un film qui défend un point de vue : sur le long terme, il faut que le racisme soit perdant et l’hybridation gagnante. Willa, fille biologique issue d’un rapport sexuel forcé entre le colonel Steven J. Lockjaw6, caricature de mâle dominant formé par l’US Army, et Perfidia Beverley Hills7, révolutionnaire noire, deux traitres à leur camp chacun à sa façon, se révèle après une aventure éprouvante où sa vie était en jeu la seule porteuse d’avenir. Alors que le groupe armé auquel appartenaient Pat et Perfidia, les French 75, est dissous depuis 16 ans, certains liens de solidarité subsistent. Bob Ferguson élève Willa, âgée elle aussi de 16 ans, en croyant sans doute qu’elle est sa fille biologique à lui, tandis que l’ancien révolutionnaire devenu professeur d’arts martiaux le sensei Sergio8continue à aider les migrants. Lockjaw, qui a poussé Perfidia à dénoncer ses compagnons, rêve de retrouver le produit de sa procréation (il n’est pas sûr que Willa soit sa fille et procède à une vérification par ADN), tandis que personne, sauf Willa, n’ignore que Perfidia, réfugiée au Mexique, est une délatrice (en anglais : rat). De cette interaction complexe entre personnalités opposées dans des conditions obscures nait la possibilité d’un autre avenir.
L’hybridité est partout. Dans l’action des French 75, le politique est indissociable du sexuel : c’est le retour de l’étrange mélange des années 70. Pat et Perfidia font l’amour en plaçant des bombes, Perfidia force Lockjaw à bander avant de l’emprisonner, ce qui déclenchera la vengeance du colonel fasciné par l’altérité des Noires (y compris celle de sa fille), et de la part des suprémacistes son assassinat (au gaz, peu après qu’il ait été défiguré). Bob, devenu alcoolique et drogué, est incapable de s’adapter à ce monde, mais retrouve de vieux réflexes qui font de lui un personnage burlesque, désagrégé et improbable. Le mouvement ne s’arrête jamais : entre la libération par la force de migrants placés en camps de rétention à la frontière du Mexique, Willa s’exerçant au judo, les skateurs qui sautent d’immeuble en immeuble (ce que Bob est incapable de faire), la course-poursuite dans le désert californien, l’occupation brutale d’un lycée par l’armée, les « Aventuriers de Noël » de la droite conservatrice et le couvent de bonnes sœurs révolutionnaires, c’est un kaléidoscope d’une Amérique qui semble plus déconstruite qu’une république bananière d’Amérique du Sud.
Un film très coûteux (130 M$ dit-on), destiné à séduire un large public, à la fois mainstream et transgressif, sentimental et violent, qui ne lésine pas sur la charge émotionnelle (la lettre de Perfidia à sa fille abandonnée, tentative pathétique de repentir maternel), peut-il servir la cause de l’hybridité ? Il agit à la fois directement par son thème principal (la fille métisse issue d’un accouplement improbable) et par une multiplicité de croisements, de recoupements ou d’interactions qui dressent le portrait d’une Amérique hétérogène, dont les éléments dissociés ne se croisent que pour se combattre ou se détruire, et nient la fécondation mutuelle lorsque par exception elle finit par arriver. Et si ces exceptions étaient, et elles seules, porteuses d’avenir ?
- Adapté du roman Vineland de Thomas Pynchon (1990), qui se situe en 1984 (allusion peut-être à George Orwell) au moment de la réélection de Ronald Reagan – à comparer au moment de la réélection de Donald Trump. ↩︎
- Le film a été tourné en VistaVision, comme The Brutalist de Brady Corbet (2024). ↩︎
- Interprétée par Chase Infiniti. ↩︎
- Interprété par Leonardo DiCaprio. ↩︎
- Anagramme de P.T.A., le nom abrégé du cinéaste. ↩︎
- Interprété par Sean Penn. ↩︎
- Interprétée par la rappeuse Teyana Taylor). ↩︎
- Interprété par Benicio Del Toro. ↩︎