Chronology of Water (Kristen Stewart, 2025)

/Un film ultra-féminin qui décrit l’immersion corporelle, émotionnelle et sexuelle dans le phallo-pouvoir, son écriture et la voie d’un certain apaisement
Le film ne se termine pas sur une fin ouverte mais sur une double normalisation : par la littérature et la conjugalité. L’héroïne Lidia1, remariée avec un homme aimant et à peine déconstruit, mère d’un fils et réussissant enfin à nouer un début de dialogue avec son père, écrit des livres dont on dit qu’ils sont devenus cultes. Entre d’une part ce final classico-hollywoodien pas très éloigné de l’existence du modèle Lidia Yuknavitch dont la réussite littéraire est impressionnante, et d’autre part la structure éclatée du film, le contraste est saisissant ou plutôt submergeant, puisqu’on est noyé sous des plans inégalement liquides dans les cinq chapitres de la Chronologie de l’Eau (roman de 2011 traduit bizarrement dans l’édition française de 2014 chez Denoël par La mécanique des fluides, un évident contre-sens) qui fragmentent le film : Holding Breath, Under Blue, The Wet, Resuscitations, et The Other Side of Drowning. Le montage insiste sur les corps, les peaux, les yeux, les bruits secs venus d’un père insensible, brutalement autoritaire, où de l’un de ses succédanés, qui nous font trembler, frissonner autant que l’actrice. La fin du film nous rassure : dans l’une des dernières scènes, Lidia explique à son fils que l’eau ne pénètre jamais dans le cerveau. L’affirmation est discutable car le cerveau de Lidia a été inondé 1000 fois (il n’est pas isolé du reste du corps), mais il est important qu’à la fin on en arrive à cette assertion-là, cette limite, cette frontière grâce à laquelle Lidia trouve une certaine forme de salut. Par son cheminement difficile, elle aura trouvé un chez soi, comme elle le raconte dans une célèbre conférence prononcée en février 2016 intitulée The Beauty of being a misfit, confirmée par un livre, The Misfit Manifesto (2017). Lidia sauvée des eaux y déclare la valeur de la personne inadaptée, décalée (misfit) par rapport à ce que la société attend d’elle, ou par rapport à ce qu’elle perçoit d’elle-même. Ce décalage est merveilleusement travaillé dans le film de Kristen Stewart qui rend compte des tensions, des discordances et des conflits poignants qui ont marqué l’échappée réussie de la jeune femme, une émancipation dont la beauté réside aussi dans la normalisation. Le misfit s’affirme dans sa différence et aussi dans sa normalité.
Ce film réalisé par une femme à partir d’un texte écrit sur la base d’un expérience féminine n’est pas seulement féministe, c’est un film de femme au sens le plus fort du terme, qui met en scène les sentiments les plus intimes d’un être qui doit affirmer son extériorité dans un monde où la puissance phallique n’est jamais absente. « J’ai eu le sentiment que c’était un tremplin pour plonger dans l’impression que j’ai moi-même d’être enfermée dans un corps de femme, de la joie qu’il peut y avoir à rompre cet enfermement » dit Kristen Stewart2. Le spectateur se retrouve à sa place, sans distance, incorporé dans son univers. Il peut dire : « Je suis Lidia ». « L’expérience féminine, écrit encore la réalisatrice, est un grand, un immense secret. Dès la naissance, on nous apprend à garder presque tout par-devers nous »3. Dans ce film, le secret n’est pas dévoilé, mais exposé. C’est une souffrance, une épreuve et un trauma, une blessure incicatrisable pour laquelle l’écrivaine et la réalisatrice inventent une écriture fragmentée qui brise de tous côtés la narration linéaire classique. Kristen Stewart y a pensé pendant huit ans, elle y a injecté les éléments disparates de sa propre expérience4. Il n’y a pas de réponse globale ou discursive à la situation d’une enfant ou d’une jeune fille qui semble ne pas avoir d’issue, il ne peut y avoir que des fragments de réponse qui renvoient à une déconstruction désirée, mais pas vraiment faisable ou articulable dans les conditions du moment. Lidia s’émancipe-t-elle du phallogocentrisme ? Elle le fait par une déprise progressive, un processus de deuil qui (comme tout deuil) exige d’intégrer en soi, d’introjecter certaines caractéristiques du personnage dont on expérimente (ou on espère) chaque jour la mort, que celle-ci soit effective ou seulement souhaitée. Jamais Lidia n’aura cessé de jouer avec, d’en être obsédée. Son premier mariage avec un homme trop gentil n’était pas à la hauteur de son combat. Il lui fallait un adversaire plus résilient, un temps de confrontation pour brandir la force de sa parole, la puissante réplique portée par son écriture. Il aura fallu qu’elle n’ait peur ni de l’obscénité ni de l’aveu pour avancer. Elle n’aura rien à concéder puisque c’est son mariage, sa maternité qui témoigneront d’un rapport apaisé avec ce qui reste en elle de domination phallique, subie ou exercée. La déprise n’est pas et n’aura jamais été une élimination. Elle aura porté en elle le poids de ce dont elle se déprend.
Le film est le résultat d’une éprouvante normalisation, d’un cheminement tortueux vers le mariage dont il était question dès le début lorsqu’elle se disait, dans son for intérieur (répétant les paroles de son père ) : Mais qui voudrait d’une fille comme toi ? Ses premiers succès dans la natation combinaient déjà la discipline (rester dans son couloir) et la dérive émotionnelle (gagner ou perdre, c’est une question de survie). Il lui fallait réussir, et si ce n’était pas dans le sport, ce serait dans la littérature. Le titre du livre repris dans le film, Chronologie, suppose une maîtrise du temps, un contrôle de la temporalité. Il fallait transformer l’angoisse et la peur en compétition régulière, en rivalité. Les ateliers d’écriture de l’écrivain Ken Kesey, père de substitution, sont d’emblée présentés de cette façon : Il faut gagner ce combat (une idéologie typiquement américaine). Le paradoxe de Lidia, c’est que pour le gagner, il faut brouiller les frontières entre masculin et féminin, homosexualité et hétérosexualité, normalité et inadaptation, centralité et marginalité, etc. Lidia s’inscrit dans son époque. Il y a dans sa réinvention identitaire une régularisation, un résidu de religiosité, une rédemption, et aussi une éthique, l’ÉTHIQUE DU MISFIT : tirer parti du décalage sans y renoncer.
Ce film n’est pas seulement l’autobiographie de Lidia Yuknavitch, il se pourrait qu’il soit l’autobiocinématographie analogique de nombreuses femmes qui grâce à elle se sentiraient autorisées à laisser leur corps se mettre à nu (une nudité qui n’a rien à voir avec la nudité physique du male gaze), leurs pensées s’exprimer en mots, et surtout en images et en sons. Kristen Stewart explique que les femmes vivent dans la honte; avec ce film la honte passe du côté des hommes, qui prennent conscience par analogie (le film est tourné en 16 mm) des effets de leurs certitudes, leurs agressions – et surtout leur inguérissable incompréhension. Que d’autres femmes qui n’ont subi ni inceste, ni addiction, ni enfant mort-né, puissent s’identifier à Lidia (et même quelques hommes) montre que le film touche à des dimensions d’abaissement ou d’humiliation indicible qu’aucun film linéaire ou classique n’aurait pu faire ressentir.
- Interprétée par Imogen Poots. ↩︎
- Cahiers du cinéma, octobre 2025. ↩︎
- Citation du dossier de presse. Voici une autre citation tirée d’un article du Monde : « Les gens parlent toujours du regard féminin contre le regard masculin. Je me demande si nous, les cinéastes femmes, ne sommes pas plutôt en train d’essayer de révéler des secrets intimes pour que les gens se sentent mieux dans leur vie ». ↩︎
- Un producteur français, Charles Gillibert, l’a aidée. ↩︎