L’Arbre de la Connaissance (Eugène Green, 2025)

Face aux comportements stéréotypés des foules humaines, à l’indifférenciation du bien et du mal, il faut faire exception

Le titre de ce film n’est pas un caprice, une lubie. C’est un renvoi à deux versets de l’Ancien Testament : « De chaque arbre du jardin tu peux manger; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal; car dès que tu en mangeras tu mourras » (Gn 2:16-17). L’arbre du bien et du mal est représenté dans le film par un personnage hybride, la femme-serpent, que le jeune Gaspar rencontre dans ses pérégrinations. Elle n’est pas comme Eve qui a été trompée par un serpent, elle est le serpent lui-même, et en même temps elle est aussi Eve, et en même temps elle est aussi l’arbre. Elle déclare ses difficultés vis-à-vis de la parole. Si j’étais débarrassée de ma part reptilienne, avoue-t-elle, j’irais mieux, mais je ne sais pas comment s’y prendre, je n’y arrive pas. Dans cette figure, le bien et le mal sont indissociables. Plus personne ne peut les distinguer. Dans le récit du film, l’arbre prend la forme de la famille dysfonctionnelle de Gaspar, adolescent de banlieue1, d’un Faust local nommé l’Ogre2, qui le kidnappe, et aussi d’une autre flétrissure de la ville : les touristes. Le verset biblique est ambigu, car le fait de manger le fruit est une faute et en même temps une chance. Eve affirme sa singularité. Le prix est élevé (travailler, mourir), mais c’est la condition pour que le couple commence à vivre une vie d’humains, une vie véritable. Il en va de même dans le film : Gaspar et Hélène se séparent de leur famille, ils font exception. Ils se retirent dans la solitude, se tiennent à l’écart de la société, mais pourront vivre leur vie à eux.

Quel est le pire péché aujourd’hui, le péché originel de notre temps ? La réponse proposée par ce film est originale. Ce n’est ni la curiosité, ni le sexe, ni l’addiction, ni l’avidité, etc., c’est le tourisme. À chaque époque, l’arbre de la connaissance du bien et du mal produit tel ou tel fruit défendu (on ne se rappelle même pas lequel est interdit dans la bible, pomme, figue, cédrat ou autre). Dans le cas particulier, il s’agit du tourisme. Les hordes qui envahissent Lisbonne sont des voleurs car ils privent les habitants de leur ville. Ils sont superficiels, photographient n’importe qui et n’importe quoi, et sont capables d’avaler les mets les plus indigestes. On ne peut pas les éliminer complètement car ils soutiennent l’économie, mais on peut les dénoncer pour ce qu’ils sont, leur faire subir une transmutation audacieuse. Le film commence par un Adam solitaire qui s’appelle Gaspar. C’est un adolescent de banlieue qui s’enfuit de chez ses parents et découvrira, à ses dépens, quelques éléments de la vraie connaissance. Endormi dans un parc du centre de Lisbonne, il croise les porteurs du péché (les touristes) et se fait kidnapper par un Faust local (l’Ogre) peut-être moins fautif et diabolique qu’il n’y paraît, car il utilise ses pouvoirs magiques pour transformer ces visiteurs intempestifs en ragouts de mouton ou hamburgers. C’est son activité économique. En faisant manger aux touristes de la viande de touriste, il gagne beaucoup d’argent. Un beau jour, pour le plaisir, il va plus loin : transformer tous ceux qui sont sur la place du Rossio en animaux domestiques. C’est un scandale mondial dont les journalistes et les politiciens ont du mal à situer l’origine (peut-être des extraterrestres ?). En tout cas les bêtes se dispersent sauf deux : une ânesse et un chien qui suivent Gaspar – ce qui montre que, même parmi les touristes, il y a quelques exceptions (très peu il est vrai). Comme l’ânesse de Balaam (Nb 22: 22-23), l’ânesse de Gaspar finira par prendre la parole quand elle aura été restaurée dans son corps d’humain·e. Sous le nom d’Hélène, elle pourra enfin déclarer son amour à Gaspar et se transformer en compagne légitime (il faut, dans tout bon film, une histoire d’amour). À la fin, Adam et Eve auront été réunis, ce qui restaure la création divine dans sa toute primitive occurrence. La pécheresse aura été lavée de sa faute – modeste il est vrai car elle ne faisait qu’accompagner ses parents en vacances, comme le jeune Federico transformé en chien qui lui aussi a droit à une nouvelle transmutation. Contrairement aux vrais touristes, ces adolescents ne sont qu’à moitié coupables car ils subissent l’imbécillité des adultes. Le résultat est moins dévastateur que dans la bible : plutôt que de rester fautif pour toujours, le premier couple récupère la pureté. (Avant de convoler, ils iront faire un tour chez leurs parents, ce qui est le moindre des devoirs bibliques – cinquième commandement).

La fable est réjouissante et touche à un problème d’actualité, mais il serait injuste de limiter l’ambition du film à une vague plaisanterie détournant un verset biblique. L’aspiration est plus vaste, elle est théologique, historique et politique (pas moins) – ce qui justifie son style frontal, fortement articulé. Marie 1er (1734-1816), dite aussi Donna Maria, reine du Portugal à l’époque de la Révolution Française, interprétée par la célèbre actrice portugaise Ana Moreira, souveraine bigote dont l’une des particularités est d’avoir tout fait pour se débarrasser de la pensée des Lumières, est une autre figure de la coalescence du bien et du mal. Devenue folle à la suite de la Révolution, elle soutient autant qu’elle le peut le jeune adolescent Gaspar. C’est elle qui lui remet l’anneau béni par Saint Antoine capable, dit-on, de guérir le mal sans faire le mal. On la voit dans le film passer à la guillotine le marquis de Pombal, un homme de son temps aussi cruel que modernisateur, puis regretter son geste, et enfin se laisser ensevelir dans les ruines de l’histoire. Le réalisateur fait tout pour maintenir l’ambiguité de cette figure. Gaspar accepte volontiers son aide tout en désapprouvant sa violence – une position facile qui conforte son positionnement : plus pur que moi, tu meurs. Mais la pureté n’existe pas et le parcours initiatique suppose de manger plusieurs fois du fruit de l’arbre : la vieille femme-fantôme et ses Espiguieros3, la sorcière capitaliste qui ne renonce à aucun profit, et surtout la femme-serpent qui symbolise la difficulté (voire l’impossibilité) à se défaire des paradoxes de l’arbre4. Son apprentissage culmine avec la conversion de Leitão, l’assistant de l’Ogre, qui décide d’embrasser toutes les causes de la lutte sociale, climatique, antispéciste et LGBTQ actuelles – une accumulation plus que suspecte quand on connait les opinions d’Eugène Green.

Au final l’important est l’exception. La vraie faute, ce serait de trahir sa singularité et de retourner à la foule. N’hésite pas, cher ami, à manger du fruit : il y a toujours du chaos, avant ou après l’expérience de l’arbre.

  1. Le film débute par un long plan-séquence qui montre les banlieues de Lisbonne, qui fait allusion au début d’un autre film d’Eugène Green, La Religieuse Portugaise (2009), qui montrait le centre de la ville. Par une sorte d’inversion, la bande-son de 2009 basée sur le Fado est remplacée en 2025 par de la musique baroque. En tout état de cause dans les deux cas, les temporalités s’interpénètrent. ↩︎
  2. Interprété par Diogo Dória,. ↩︎
  3. Des greniers à maïs de la région du Minho qui sont devenue des monuments, souvent interprétés comme funéraires. ↩︎
  4. Il n’y a aucun homme parmi ces initiatrices – autre marque d’époque. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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