Teorema (film de Pasolini, 1968) (Théorème)

Par l’irruption d’un visiteur, le sexuel se désincarne, la famille se déconstruit, chacun se donne sans condition et nul ne connait plus sa place

C’est une famille de la grande bourgeoisie qui vit dans une belle demeure milanaise. Il y a Paolo, le père1, PDG d’une usine dont il est aussi le propriétaire, son épouse Lucia2 au visage blanchi, hiératique, son fils Pietro étudiant dans une école d’art, sa fille Odetta3 encore lycéenne, et une bonne à tout faire prénommée Emilia. La maison est très propre, bien rangée, entourée d’un vaste jardin. Ils ont aussi un pavillon du chasse pour les week-ends. Leur vie est stable, régulière, jusqu’à ce qu’un visiteur4 annonce sa venue par un bref télégramme : « J’arrive demain ». Qui est-il ? Nous spectateurs ne le savons pas. Sans doute le savent-ils, sinon ils ne l’accueilleraient pas, mais ça n’a pas beaucoup d’importance. Il est jeune, beau, calme, et lit les Œuvres Complètes d’Arthur Rimbaud. Aucune information complémentaire sur lui ne nous sera donnée. Il attire l’attention d’Emilie incapable de le quitter des yeux5. Qu’y a-t-il de singulier en lui ? Elle est émue, retient ses larmes, retire ses boucles d’oreille. Elle ne craint rien autant que ce qu’elle désire, tente de se suicider au gaz. Pourquoi est-il dangereux ? Il lui sauve la vie, elle écarte les cuisses. Quelque chose en elle est cassé, son ancienne vie n’a plus cours. Elle se donne à lui en tant que Vierge Marie d’un nouveau genre – indéterminé, incompréhensible. Il accomplit l’acte : un rapport sexuel qui n’en est pas un, une masculinité inqualifiable, une toute autre fécondité. Le don aura été inconditionnel et total. Tant qu’il est présent, elle reste dans la maison, mais dès qu’un autre télégramme tout aussi sec l’oblige à partir, elle s’en va elle aussi et devient, dans la ferme de son enfance, une sainte. Rien ne dit que le visiteur soit saint, mais il a le don de rendre saints les autres. Tel est le schéma général incarné par la domestique, la femme du peuple, et que les autres membres de la famille devront prolonger, chacun à sa façon.

Un don absolument inconditionnel, sans aucun souci de rétribution, de contrepartie, d’économie, encore plus radical que celui que Pasolini avait décrit dans L’Evangile selon Saint Mathieu où Jésus était un homme de conviction, de pouvoir. Il y aura eu, entre-temps, Uccellacci e uccellini (1966) où il renonce au combat militant et Œdipe-Roi (1967) où il renonce à toute généalogie. Ici le visiteur n’est en compétition avec personne, il n’y a ni prêtres, ni pouvoir romain, ni Pythie, ni Apollon pour clore par un destin les bornes du monde. On ne sait pas ce qui opère en lui, croyance ou séduction6, exemplarité ou détachement. Contrairement à Jésus, il ne dit presque rien, à peine quelques vers de Rimbaud, et contrairement à Œdipe, il ne doit honorer ni éliminer ni père ni mère. Ses hôtes lui livrent leur propre corps et découvrent grâce à lui leur vacuité, leurs émotions, leurs angoisses. On ignore jusqu’à la fin quelle est la place du mot amour dans cette relation (pour autant que l’on sache ce à quoi ce mot correspond)7. Après son intervention, les dons inconditionnels se multiplient : biens matériels par le père Paolo (son usine remise aux ouvriers, ses vêtements jetés), pudeur par la mère Lucia (elle choisit des jeunes gens qui ressemblent au visiteur pour faire don de sa chasteté et aussi de sa frigidité), œuvre d’art par le fils Pietro8 qui découvre la créativité en même temps que son homosexualité, don de son désir par la fille Odetta qui se fige, devient muette et serre le poing pour l’éternité, don de sa vie même par la servante Emilia qui meurt enterrée, les yeux grands ouverts, en disant : « N’aie pas peur, je ne viens pas ici pour mourir, mais pour pleurer. Mes larmes ne sont pas des larmes de douleur. Elles formeront une source, qui ne sera pas une source de douleur. Allez va… maintenant ». Libérée, la fossoyeuse part vers le soleil couchant après avoir jeté sa pelle.

Le film n’est pas une histoire, c’est un essai, une démonstration, un théorème, dans lequel le désert occupe une place essentielle. Il apparaît dès le début et revient (8 fois) avec insistance. Ce désert n’est pas un vide, mais une interrogation. D’un côté, tout ce qui arrive semble réglé par une fatalité, nul ne peut échapper à son destin, mais d’un autre côté, ce qui arrive est absolument imprévu, inconcevable, hors de toute loi et de toute limite. La famille ne pouvant pas échapper à la désintégration, chacun de ses membres est confronté à la question de sa singularité. La fonction du visiteur est de détacher chaque individu de toute détermination, de toute causalité externe, de toute place pré-établie (le désert). Ils sont cinq à devoir accepter le fait que nul ne peut répondre à leur place. Il est des circonstances dans lesquelles accepter, c’est assumer, car il n’y a pas d’autre choix. Par le biais du sexe, le personnage mystérieux introduit une extériorité irrésistible, incompréhensible. Avec son départ, le rapport sexuel se révèle comme non rapport, l’homme en question se révèle comme dé-phallicisé, désincarné, non castré mais lieu du manque9 qui n’opère que quand il s’en va, quand il disparait. Dans le même temps, ce visiteur agit comme infection (Paolo tombe malade) et remède (il le soigne), c’est un pharmakon qui déstabilise les conventions, les normes. Tandis qu’Emilia devient une sainte se nourrissant d’orties et accomplissant des miracles, Lucia se prostitue avant de trouver refuge dans une chapelle, ce qui revient à peu près au même. Tandis que Paolo se dépouille de tout, Pier semble construire une œuvre. Le sort le plus énigmatique est celui d’Odetta qui devant l’intensité du désir, ne peut que l’inhiber10. Tous quittent la maison, la laissent vide car il n’y a plus de chez-soi. On peut avoir l’impression d’une dislocation générale, d’une perte de toute fonction régulatrice, mais cette impression est démentie par la boucle qui reconduit au commencement du film, quand un journaliste explique qu’après tout rien ne prouve que la remise de l’usine aux ouvriers transformera la société : « Il semble s’agir d’une nouvelle forme de course au pouvoir. N’est-ce pas un premier pas vers une transformation des hommes en petits-bourgeois ? ». Si les ouvriers deviennent des patrons tandis que les patrons s’effacent dans le désert, alors rien ne change. Pasolini ne propose rien, il démonte une mécanique.

Sorti à la Mostra de Venise en avant-première le 4 septembre 1968, dans l’ambiance houleuse qui suit immédiatement mai 196811, le film obtient le grand prix de l’Office catholique international du cinéma (OCIC) présidé par un jésuite canadien, Marc Gervais, et Laura Betti, qui interprète la bonne, le prix d’interprétation féminine. Le 13 septembre 1968, le parquet de Rome séquestre le film « pour obscénité, pour différentes scènes de rapports charnels dont certaines particulièrement lubriques et libidineuses, et pour les relations homosexuelles entre un hôte et un membre de la famille d’accueil ». Le 14 octobre, le parquet de Gênes interdit le film. Il en résulte un procès qui s’ouvre le 9 novembre, dans lequel Pasolini assure sa propre défense et déclare en substance : « Mon film, comme toutes les scènes qui le composent, est un film symbolique »12. Le procureur Luigi Weiss demande six mois d’emprisonnement et la destruction complète de l’œuvre. Le 23 novembre 1968, après une heure de délibération, Pasolini et Leoni, le producteur, sont acquittés. On peut lire dans la sentence la phrase suivante : « Le bouleversement causé par Théorème n’est nullement sexuel, il est essentiellement idéologique et mystique. Comme il s’agit d’une œuvre d’art, elle ne peut pas être obscène ». Six mois plus tard, l’Office catholique désavoue le jury et regrette officiellement l’attribution du prix à Théorème.

Ces allers-retour montrent l’extraordinaire malaise que suscite le film. Si tous les rapports sociaux fondés sur l’échange et la dette se diluent dans un don général et inconditionnel, il ne peut plus y avoir ni économie, ni hiérarchie sociale, ni production, ni usine, ni lutte des classes. La destruction de la famille et du patriarcat ne conduit à aucune nouvelle forme de société, mais à sa dislocation. La perte de toute régulation phallique n’élimine pas la bourgeoisie, elle la transforme en singularités isolées (les petits-bourgeois), sans perspective ni projet, en détritus, en déchet d’elle-même13, tandis que la classe populaire, sanctifiée, n’a rien d’autre à proposer que sa propre inhumation. On trouve dans ce film les thèmes qui seront développés dans le roman ultime de Pier Paolo Pasolini, Pétrole

  1. Interprété par Massimo Girotti. ↩︎
  2. Interprétée par Silvana Mangano, maquillée comme Jocaste dans le film Oedipe-Roi sorti l’année précédente. ↩︎
  3. Interprétée par Anne Wiazemsky. ↩︎
  4. Dépourvu de nom dans le film, il est interprété par Terence Stamp. ↩︎
  5. Le mot grec theorema signifie aussi spectacle, intuition. ↩︎
  6. La section centrale du film est divisée en trois parties : séductions – confessions – transformations. ↩︎
  7. Citation de Pasolini lors d’un entretien paru en octobre 1968 dans la revue « Jeune Cinéma » : «  Ce qui est authentique, c’est l’amour qu’il suscite parce que c’est un amour sans compromis, un amour hors des compromis avec la vie, un amour qui provoque le scandale, un amour qui détruit, qui modifie l’idée que le bourgeois se fait de lui-même. L’authentique, c’est donc l’amour, et la cause de l’amour, c’est ce personnage ambigu » ↩︎
  8. Le père et le fils portent les deux prénoms de Pasolini. ↩︎
  9. Un certain Jacques Lacan a appelé cela le -phi. ↩︎
  10. Triste sort des femmes chez Pasolini, la plupart du temps exilée du désir. ↩︎
  11. Pasolini a songé un moment à ne pas accepter la sélection de son film qui devait représenter officiellement l’Italie. ↩︎
  12. Citation complète de son intervention au Tribunal : « “Le rapport érotique est toujours symbolique et jamais réaliste. Même détachées du contexte du film, les scènes incriminées ne sont pas obscènes. Elle sont par contre essentielles et nécessaires dans le contexte du film. Le monde actuel me contraint de vivre dans un mensonge continuel, ce qui me désespère. Le début du film le montre bien ! C’est une constatation et non une condamnation. Dans un monde mensonger, l’authenticité me semble faite de mystère. De telles contradictions entre mensonge et authenticité sont impossibles en termes logiques, usuels et quotidiens. Il aurait été impossible au “ visiteur” , héros du film, de toucher et convaincre par des mots. Il fallait donc qu ’il y ait, entre lui et les membres de cette famille bourgeoise, des rapports amoureux qui sont tout le symbole du film. Après sa “ visitation”, les protagonistes du drame ne sont plus capables de concevoir le mensonge. Ils traversent donc une période de crise qui elle-même, déjà, est une forme de salut. Mon film, comme toutes les scènes qui le composent est un film symbolique » ↩︎
  13. Toujours dans la revue « Jeune Cinéma » (octobre 1968) : «  Le film se termine à peu près sur la morale suivante : un bourgeois, quoi qu’il fasse, est toujours dans l’erreur. En dehors des erreurs historiques, telles l’idée de Nation, l’idée de Dieu, l’idée d’Église confessionnelle, etc., toute recherche menée par la bourgeoisie, si sincère, si profonde, si noble qu’elle soit, fait toujours fausse route. Mais cette condamnation de la bourgeoisie qui, avant – pour moi, cela signifie jusqu’en 1967 -, était absolue, évidente, reste ici « sous bénéfice d’inventaire », car la bourgeoisie est actuellement en mutation. L’indignation, la rage contre la bourgeoisie classique telle qu’on l’a toujours conçue, n’a plus de raison d’être puisque ia bourgeoisie est en train de muer de façon révolutionnaire : C’est l’homme tout entier qu’elle est en train d’assimiler au petit bourgeois, c’est l’humanité tout entière qui est en train de devenir petite-bourgeoise ». ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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