Acquiescement à l’inconditionnel

D’une déclaration singulière, inconditionnelle, on peut faire une règle éthique, si d’autres acquiescent

D’où vient l’éthique ? Il y a deux modalités distinctes, parfois opposées mais pas toujours. Dans la première, elle vient de l’expérience. Il y a dans toute communauté des confrontations, des difficultés internes et externes d’où peuvent résulter des combats et aussi des transactions, des compromis, des consensus. À un moment donné, on nomme éthique des règles ou des lois qui correspondent ou semblent correspondre à l’intérêt général. La seconde modalité est toute différente. Dans une situation de difficulté, de chaos, soudain quelqu’un profère une règle apparemment abstraite, inconditionnelle, sans lien direct avec la confrontation des idées et des intérêts. Il peut arriver qu’elle soit instantanément abandonnée, oubliée, mais il peut aussi arriver que d’autres y acquiescent. Ce n’est pas un calcul, un équilibre, c’est une pure déclaration qui recueille ou ne recueille pas l’assentiment d’un certain nombre de personnes, voire d’un grand nombre. Largement acceptée, elle peut devenir une loi, une obligation. C’est ainsi, par exemple, que le texte biblique présente les dix commandements : proférés par Moïse, ils sont dans un premier temps rejetés puis dans un second temps acceptés par les Hébreux. C’est l’alliance. Il n’y a pas eu de réflexion, de raisonnement, de calcul, mais rien d’autre qu’un acquiescement qui n’est pas définitif, qui peut aussi être rejeté ou abandonné. Le domaine religieux n’est pas le seul dans lequel ce processus opère. Prenons l’art, avec la succession des manifestes tels qu’ils sont proférés par Cate Blanchett dans le film de Julian Rosenfeldt, Manifesto(2015). De 1912 à 1999, sur le modèle du Manifeste du Parti communiste(1848), cela va des Dadas aux situationnistes, aux futuristes, aux sublimes, à Fluxus, aux stridents, aux réalistes, aux mentaux, etc. Chaque manifeste est un cri qui édicte de nouvelles règles. Leur succès dépend moins de leurs objectifs, de leur efficience ou de la qualité de leurs raisonnements que des destinataires, des auditeurs ou voyeurs qui leur répondent ou ne leur répondent pas. Un manifeste devient, pour ceux avec lesquels il s’accorde, une loi, une obligation.

On trouve au cinéma des actes ou proférations qui déclenchent, sans que personne ne l’ait anticipé, une large approbation. Le Joker de Todd Phillips (2019) incarne, par son rire, une ironie amère largement partagée. Il n’a pas besoin de discourir ni d’argumenter pour convaincre le public : ils se persuadent aux-mêmes au-delà de tout ce qu’il aurait pensé. On ne le suit pas pour faire triompher la lutte de classes, mais par exaltation éthique. Il n’est pas nécessaire pour cela d’avoir raison ou d’être du côté du bien. Le Vénérable W. (Barbet Schroeder, 2017) déclenche un semblable acquiescement, et aussi l’utopiste de L’An 01 (Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch, 1972), qui n’a qu’une seule phrase à déclarer : « On arrête tout », et alors, tout s’arrête (même l’avenir). Bien sûr l’effet n’est pas définitif, il se prolonge autant que l’acquiescement, mais la pertinence du geste est confirmée.

Pour faire d’une phrase ou d’une déclaration une loi éthique, un commandement, il suffit que l’expression soit inconditionnelle (qu’elle ne dépende pas des circonstances, mais uniquement de sa profération), et qu’elle soit approuvée par des personnes qui lui étaient au départ extérieures. Le reste n’importe que marginalement1 – mais cette règle, comme toute règle, ne vaut qu’à hauteur de ces deux éléments. Si l’expression devient conditionnelle (si elle dépend de causes ou de conditions qui la déterminent) ou si l’on n’y croit plus, alors tout s’écroule. Il semble que beaucoup d’engagements, de droits et de principes subissent ce sort à notre époque – y compris, par exemple, le droit d’asile ou le principe d’égalité devant la justice2, bien que ces principes soient inscrits dans les constitutions et les lois internationales. 

Il y a des déclarations qui ne marchent, inconditionnellement, que pour leur seul locuteur. C’est le cas pour Moi, j’me balance proféré par Marie dans La Fiancée du Pirate (Nelly Kaplan, 1969). Elle se balance, comme elle dit, à presque tous les amateurs pour se venger des humiliations subies. C’est pour elle le sommet de l’éthique mais pas pour tout le monde. Elle n’en retirera qu’une liberté solitaire. Pour Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1994), l’expression « Cours, cours Forrest ! » est, certes, inconditionnelle. Elle a pour le locuteur et quelques suiveurs qui lui ont couru après à travers l’Amérique un effet indéniable. Mais de lui-même, Forrest a annulé l’acquiescement en déclarant : « Je suis fatigué ». L’inconditionnalité subsistait, mais elle n’intéressait plus personne.

Comme on le voit, la règle d’inconditionnalité n’a rien d’une mécanique universelle. Ce n’est rien d’autre qu’une déclaration performative, avec toutes les limitations afférentes. 

  1. Les marges ne sont pas toujours étroites, elles peuvent aussi être très larges. ↩︎
  2. La liste des droits qui s’écroulent est interminable. ↩︎
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