Archi-amour, catastrophe

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Porteur d’une catastrophe inconnue, incontrôlable, archaïque, l’archi-amour oblige à délaisser sans retour les figures de l’amour courant, familial ou social

Dans sa nouvelle publiée en 1903, Henry James a donné un nom à cette catastrophe : The Beast of the Jungle. En langue française, nous disposons de trois films pour l’analyser : La bête dans la jungle de Benoît Jacquot (1988), issu d’une adaptation théâtrale de la nouvelle par Marguerite Duras (1962), La Bête dans la Jungle, film de Patric Chiha (2024), et La Bête, film de Bertrand Bonello (2024), sans compter, en d’autres langues, A Fera Na Selva (Paul Betti, Eliane Giardini et Lauro Escorel, 2018) et The Beast in the Jungle (Clara Van Gool, 2019). Que ces adaptations soient assez tardives tend à montrer le caractère actuel du film, sa pertinence pour notre époque. Entre la notion usuelle de l’amour, qui couvre l’amour familial et aussi l’amour pulsionnel, passionnel (dit parfois amour fou) et la relation dont parle Henry James qu’il hésite à qualifier d’amoureuse mais que, pour ma part, j’ai choisi de nommer archi-amour, l’écart est immense, abyssal. Socialement, l’archi-amour n’est reconnu par personne. Ce n’est pas une partie de plaisir. Il est effrayant, incompréhensible, dangereux. Quand il nous arrive, c’est sous forme de pressentiment, sans qu’on ne soit jamais sûr qu’il se concrétise. On ne l’attend pas, et il vient, et on l’attend, et il ne vient pas. On en parle dans la nouvelle de James (et ses adaptations), beaucoup, mais la plupart du temps en parlant d’autre chose. Dans la pièce chorégraphique de Pina Bausch, Café Müller, créée en 1978, l’homme et la femme avancent aveuglément sur un chemin qu’ils découvrent au fur et à mesure. Ils semblent ignorer que ce chemin est frayé par un autre qu’ils ignorent, une sorte d’ange gardien. Ils finissent par se cogner l’un à l’autre, s’enlacer, mais leur rencontre dure peu. Il suffirait que l’homme réussisse à porter la femme et que lui-même se laisse porter – une conjonction qui semble n’arriver jamais, et pourtant le lien qui les unit, archi-amoureux, persiste, il se réitère, indifférent aux obstacles, aux erreurs et aux chutes.

Dans d’autres films comme, par exemple, Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013) ou Muriel, le temps d’un retour (Alain Resnais, 1963) (mais il y en a beaucoup d’autres), l’archi-amour vous saisit, vous obsède, vous oblige à toujours y revenir. Vous cherchez à vivre en-dehors de lui, vous voyagez, vous tentez d’oublier avec d’autres amours, d’autres partenaires, mais la bête silencieuse ne vous laisse pas tranquille, elle menace de surgir, ici et maintenant. Alors vous revenez l’un vers l’autre, John Marcher et May Bartram, pour reprendre les noms qu’Henry James leur a donnés (mais il y en a beaucoup d’autres). La question de la Bête se transforme en une relation entre vous, en partage forcé d’un secret dont vous ignorez le contenu. Vous êtes la Bête l’un pour l’autre, vous vous soutenez dans cette impasse, cette attente. Ce n’est pas une question de temps au sens classique, car la Bête est intemporelle. Les adaptations franchissent les époques : de 1910 à 2044 pour Bertrand Bonello, de 1790 à maintenant pour Clara Van Gool. L’archi-amour n’est pas un amour choisi, assumé, c’est une obligation, une contrainte plus forte que toute autre et en même temps un plaisir, un plaisir plus étrange, plus contraignant que tout autre. Vous ne savez plus qui vous êtes. Que dire d’un amour qui n’est pas de l’amour, d’une fuite amoureuse qui vous oblige à renoncer à votre vie sociale, à vous éloigner de vos proches, à négliger vos engagements ? Un jour, il vous emportera dit le texte de Henry James. Il aura postulé depuis le départ son triomphe, qui est aussi une disparition. Son attente est sa déception, son événement est son regret, son vécu est sa ruine, sa rémanence est un oubli. L’archi-amour se trouve ainsi étroitement lié à la mort. Dans le Pandora de Albert Lewin (1951), le narrateur répète plusieurs fois la même citation : « L’amour se mesure au sacrifice qu’on est prêt à consentir pour lui ». L’amour serait la contrepartie d’une perte, d’une douleur, d’une souffrance. Je dois renoncer à ce qui m’intéresse le plus, à ce qui m’apporte le plus de plaisir et de satisfaction dans la vie, pour être à la hauteur d’un amour absolument désintéressé. Le sacrifice ultime est celui de la vie même. Dans cette étrange logique, plus je perds, et plus j’aime. Si je ne perds rien, je n’aime pas, et si je perds tout (la vie), j’aime infiniment.

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