Art et incertitude

Ne pouvant être légitimée par aucun critère social, l’œuvre d’art est marquée par une incertitude essentielle

Il y a beaucoup de définitions de l’art, mais aucune ne convient tout à fait. Peut-être cette difficulté ne tient-elle pas au hasard, ni à nos insuffisances, ni à la multiplicité des pratiques, ni même à l’impossibilité du choix dans l’immense cohorte des analyses proposées dans la littérature, la théorie, le monde dit « de l’art » ou ailleurs, car peut-être ce qu’on nomme art est-il indéfinissable, et peut-être même sa qualité dite « artistique » repose-t-elle précisément sur cela, son indéfinissabilité. Certes, dans le monde moderne, il existe quelques lieux qui prétendent à l’arbitrage, à la sélection, à la distinction entre ce qui en est (de l’art) et ce qui n’en est pas : le marché, les écoles, les enseignements, les institutions, les penseurs, les universités, les musées. Le jugement s’appuie sur quelques postulats, par exemple : Ce qui se vend sur le marché (dit de) l’art est artistique; ou bien : Ce qui est exposé dans les musées est de l’art; ou bien : Ce que les spécialistes décrivent comme œuvre d’art est de l’art. Bien entendu ces postulats sont circulaires, ils ne prouvent rien, mais c’est le but de la manœuvre, car justement on ne peut rien prouver. J’en déduis un autre postulat, difficile à prouver lui aussi : C’est cette incertitude qui fait la beauté de l’art. Et j’ajoute : l’incertitude ne porte pas seulement sur l’œuvre, mais aussi sur l’artiste. La phrase Je suis un artiste est la plus incertaine qui soit, car je ne peux pas plus la démontrer que démontrer l’inverse. 

Dans le film Un poète de Simón Mesa Soto (2025), Óscar ne cesse de clamer cette phrase, Je suis un poète. Ses interlocuteurs y croient plus ou moins, et rien ne prouve qu’il soit lui-même absolument convaincu. Les deux ouvrages qu’il a publiés dans sa jeunesse et les récompenses qu’il a reçues servent de justification. Il lit de temps en temps ses poèmes en public – ce qui pourrait tendre à crédibiliser l’affirmation, sans procurer une certitude quelconque. Le fait qu’il soit asocial, alcoolique, incapable de gagner sa vie n’est pas non plus une preuve suffisante, car il n’est pas le seul dans ce cas, et tous les chômeurs ne sont pas poètes. L’argument le plus fort tient au chaos qu’il suscite involontairement en se faisant le défenseur d’une jeune élève douée, selon lui. Qu’il puisse risquer son poste d’enseignant, le soutien précaire qu’il apporte à sa fille et l’estime que lui portent ses amis par un comportement aussi risqué qu’irrationnel apporte un argument, qui à lui seul ne suffit pas. Plutôt que poète, artiste, il pourrait être fou.

On trouve à peu près l’inverse dans le film de Cédric Klapisch, La Venue de l’Avenir (2025). Le titre est séduisant, prometteur, mais curieusement l’histoire est entièrement tournée vers le passé. Une trentaine de cousins retrouvent dans la maison normande de leur aïeule morte probablement vers 1944 un tableau de Claude Monet, que nous ne voyons jamais sur l’écran. Leur première réaction est de le faire expertiser. Ils apprennent que sa valeur est inestimable, mais aucun d’entre eux ne le regarde véritablement. La seule chose qui compte est sa valeur de marché, prouvée par la généalogie, le lien ayant existé ou non entre leur aïeule et Monet ou le photographe Nadar. Ici l’œuvre d’art est montrée pour ce qu’elle est : un vide remplacé par des critères qui lui sont extérieurs. Mieux vaut se baser sur les critères que sur le contenu même, qu’on ne regarde même pas.

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