Il suffit parfois d’un pas pour franchir le seuil du prévisible
Il arrive qu’une situation paraisse bloquée, figée, immobile, que le monde se présente comme clos, circulaire, fermé sur lui-même, qu’on se sente pris dans des obligations répétitives, identiques, mortifères, insupportables, à tel point qu’on se demande s’il vaut encore la peine de vivre, et que survienne, sans qu’on l’attende, un événement d’abord sous-estimé, minuscule, dont la seule caractéristique est qu’il perturbe aux marges le cycle interminable. Tout est confus, on se dit que de toutes façons rien ne pourra changer, il faudra encore recommencer la même chose ou presque, on hésite d’abord, on s’interroge, on se demande s’il faut saisir l’occasion ou au contraire prendre ses distances, on est tellement habitué à la réitération du même qu’on peut passer à côté, et malgré tout quelque chose nous pousse, on y va car on ne sait jamais, on prend le risque car on ne peut pas faire autrement. En tout état de cause, si quelque chose bouge, s’il y a franchissement, si le pas au-delà se concrétise, on ne le saura qu’après coup, alors autant choisir le mouvement, marcher.
Dans Eureka (Lisandro Alonso, 2023), la jeune Sadie, qui vit dans la misère d’une réserve indienne du Dakota du Sud, a été prévenue dans son enfance par son oncle qu’elle aurait la possibilité de s’échapper grâce à une herbe magique, mais elle n’y croyait pas, la promesse était trop imprécise, trop lointaine pour qu’elle y fasse vraiment attention. Quand le grand-père se présente avec une plume, elle ignore encore qu’elle va être transformée en jabiru d’Amérique (une sorte de flamand rose), rejoindre d’autres tribus en Amérique du Sud dans la tentative de réussir chez ces Indiens éloignés, à réparer un monde. Rien de neuf n’arrive dans sa réserve d’origine, mais par une perturbation unique de l’espace et du temps, elle trouve un autre lieu, extérieur, pour une transmutation de sa vie.
Dans le film de Christian Petzold, Miroirs n°3, l’extériorité survient tout aussi soudainement mais n’a rien de magique. C’est Laura, une étudiante qui vient de survivre à un accident de voiture où son copain a trouvé la mort. Déprimée, instable, elle n’a pas le courage de revenir à Berlin et demande à rester au domicile d’une femme rencontrée au bord de la route, Betty. Sans le savoir, elle changera le destin de la famille de Betty, frappée peu de temps auparavant par le suicide de Yelena, fille et sœur. Ayant occupé deux fois la place du mort (dans la voiture, dans la maison), Laura prend la fuite. Après avoir mis en mouvement cette famille rencontrée par hasard, déstabilisé chez eux un blocage mortifère, elle peut reprendre ses études de piano.