Frayer, par transaction, un au-delà du transactionnel
Il faut, pour faire un film, de nombreuses transactions : choisir entre différentes histoires, rédiger un pitch ou un scénario, les donner à lire à des compagnons, des interlocuteurs, avoir une idée du chiffrage, discuter avec des financeurs, s’entourer de professionnels, sélectionner des acteurs, des lieux, des décors, entraîner avec soi une équipe, etc… Après l’initiative initiale qu’on peut qualifier de créatrice, il y a une série d’actions visant la fabrication pratique, matérielle, industrielle de la chose, si l’on peut nommer ainsi le résultat final tel qu’il est perçu par le spectateur, le futur regardeur. Or justement, et c’est ici ce qui peut m’intéresser, le résultat de toutes ces transactions peut déborder l’essence même du transactionnel. Jean-Luc Godard pourrait avoir réussi une telle transmutation dans Le Mépris (1963). Avoir associé dans un même film Brigitte Bardot, Jack Palance, Fritz Lang et Michel Piccoli n’est déjà pas une mince réussite, s’être procuré la Villa Malaparte près de Capri non plus. Mais le plus intéressant, c’est que par le film même, il méprise cette capacité, cette réussite. Il se méprise lui-même pour devoir en passer par là pour réaliser un film qui soit un film, et qui deviendra l’un des films les plus admirés, les plus commentés de l’histoire du cinéma. Son pas au-delà, c’est d’avoir réussi à mettre en scène le mépris qu’il ressent à l’égard du pauvre type qui doit séduire un producteur pour se faire un peu d’argent (rembourser ses dettes), et qui va jusqu’à instrumentaliser sa propre épouse (Anna Karina déguisée en Brigitte Bardot) dans le seul but de démontrer à quel point il est méprisable (et admirable) de se conduire ainsi. Il faut filmer, sans vergogne, au-delà de la honte et du mépris. Même après la mort du producteur et de la star, même après la fin de l’amour, il faut filmer.
Cf aussi Douze Mille (Nadège Trebal, 2019), La Fiancée du Pirate(Nelly Kaplan, 1969), S’en Fout la Mort (Claire Denis, 1990).