Il est des films qui se déconstruisent eux-mêmes
Il me semble qu’on ne peut pas parler de déconstruction sans souligner une ambiguïté dans l’usage du terme, et aussi, et surtout, dans l’acte, dans l’acte même. Je veux dire qu’il existe, selon moi, deux types de déconstruction que je nommerai, pour simplifier et pour être compris, extérieure et intérieure. La déconstruction extérieure est celle qui est opérée par un commentateur, un analyste, un savant. Devant un événement, un texte, un objet, un processus, une institution ou autre chose, par exemple une œuvre, il procède à une analyse, une décomposition, une série de rapprochements et d’oppositions, de mises en relation et de comparaisons qui s’écartent des interprétations courantes, des évidences et des stéréotypes. Le geste est important, il peut conduire à certaines transformations dans le discours ou dans la pensée, mais il reste extrinsèque. C’est ce qui arrive, en général, dans le monde académique. Mais quand il est question de déconstruction intérieure, alors il s’agit d’autre chose. Il arrive que la dynamique soit intrinsèque à l’événement, au texte, à l’objet, au processus, à l’institution ou autre chose, par exemple à l’œuvre; elle se déconstruit, se transforme elle-même. Le rôle du commentateur, de l’analyste ou du savant est différent. La déconstruction ne résulte pas de son intervention, il ne fait qu’en prendre acte.
J’ai trouvé quelques films qui, me semble-t-il, relèvent de la déconstruction intérieure. Commençons par un classique qui appartient à l’ère du film muet, L’homme à la caméra (Dziga Vertov, 1929). Ce film qui se déclare, dès le début, sans intertitres (c’est-à-dire sans paroles), sans scénario, sans décor, sans acteurs, ne cesse d’exhiber ce dont il voudrait se détacher : son décor (la ville d’Odessa), son acteur principal (le caméraman), son scénario (un homme à la caméra circulant dans la ville), et même ses intertitres sous forme de proclamation initiale : « AVERTISSEMENT AUX REGARDEURS : ce film est une expérience de communication cinématique d’événements réels. Sans l’aide d’intertitres, sans l’aide d’un récit, sans l’aide d’un théâtre, ce travail expérimental a pour but la création d’un véritable langage international du cinéma basé sur une séparation absolue à l’égard du langage du théâtre et de la littérature ». Dans le même temps, il affirme la possibilité et l’impossibilité d’un programme de mise en abyme où ce qui s’anime (la ville) ne vit que par l’activité du caméraman, où celui qui filme est filmé filmant, déréalisant ce qu’il filme, où la chose filmée, réduite à quelques points au fond d’une caméra, n’est qu’un montage artificiel. Le film est encore un film, mais il est réduit à ses éléments, à ses subterfuges. Quelle que soit la subtilité de mon commentaire, je n’ai pas besoin de déconstruire ce film, puisqu’il se déconstruit lui-même. Il déploie en son cœur un impossible qui est son efficience même.
En mettant en scène dans The Idiots (1998) de faux handicapés mentaux, Lars von Trier a posé plus largement la question de la bêtise dans la société et dans l’art. Quand les normes de comportement les plus élémentaires de la vie en commun sont transgressées, quand plus rien ne vient asseoir la légitimité de la pensée, de la raison, le discours se liquéfie, le langage se dilue dans le corps. Une bande de jeunes gens se saisit de cette idée dans un beau quartier de la banlieue de Copenhague et provoque le bourgeois dans les restaurants, les piscines et les parcs. Mais quand il s’agit de faire l’idiot chez eux, dans leur famille ou sur leur lieu de travail, il n’y arrivent pas. Seule Karen, arrivée par hasard dans le groupe après un terrible deuil, passe à l’acte dans son propre milieu. Elle ne cherche pas à déconstruire le monde, mais son for intérieur, son propre rapport à elle-même. L’audace est incommensurable, l’émotion presque insupportable. Il aura fallu ce moment de chaos, une infinie souffrance, pour re-naitre – avec le risque d’ouvrir un avenir inconnu.
Voici maintenant l’exemple d’un autre film qui prend acte des ambiguités du 21ème siècle, American Fiction (Cord Jefferson, 2023). Un écrivain noir, à l’écriture classique et plutôt confidentielle, décide de produire sous un pseudonyme un roman caricatural, une parodie de tous les stéréotypes qu’on attribue habituellement aux Noirs américains. Ce livre obtient un prodigieux succès auprès des lecteurs blancs, qui y trouvent une marque de vérité et d’authenticité. En réalité cette authenticité n’est que le miroir de leurs préjugés. Que nous le voulions ou non, par la dynamique même du film, nous sommes forcés à une autocritique, un questionnement. Et si, en appréciant ce film, je ne faisais moi-même que contribuer à la tendance voyeuriste de l’homme blanc qui contemple les contradictions dans lesquelles les autres sont empêtrés ? Et si l’extraordinaire talent de ce professeur noir qui imite à la perfection la prétendue langue des ghettos démontrait qu’après tout, la couleur de peau n’est pas sans effet sur le génie littéraire ? Je ne sais plus quoi penser, le film entretient et détruit les préjugés. Il réfute ce qu’il démontre.