Être, exister, dette

Du simple fait d’exister, tu es en dette, sans connaître la source ni la raison de cette dette

Nous recevons à la naissance le don d’un monde : la terre, l’atmosphère, les parents, la nourriture, la langue, la culture, l’habitat, etc. Si c’était un pur don, nous n’aurions rien à donner en échange, mais manifestement ça n’est pas le cas. Nous devons apprendre, vivre, travailler, nous nous organisons en société, nous avons des relations amoureuses plus ou moins satisfaisantes, et nous devons à notre tour construire, enseigner, etc. Nous ne finissons jamais de rembourser ce faux don qui génère à peu près autant de dette que d’apport. Il faut maintenir un certain équilibre dans l’échange, la survie est à ce prix. On ignore comment fonctionnent les animaux, s’il y a en eux quelque chose d’équivalent, mais pour équilibrer cet échange, l’humain doit subir un moyen de pression extraordinaire : la culpabilité. On se sent coupable de mal faire, de ne pas réussir, de ne pas rendre ce qu’on a reçu. La culpabilité est plus efficace pour instaurer et maintenir l’ordre que la coercition. Celui qui ne se sent pas coupable risque d’être écarté de toute vie sociale, exclu des relations humaines et même pire : la peine de mort. Le film qui rend compte de cette situation avec le plus du pureté est Le Procès, d’Orson Welles (1962), qui reprend avec une certaine fidélité créative le roman de Franz Kafka rédigé en 1914. Joseph K est arrêté. On l’accuse, sans lui préciser de quoi il est coupable ni qui a décidé son arrestation. Au lieu de le mettre en prison, on le laisse libre tout en le harcelant jour après jour. Sa réaction est ambivalente car, sans récuser cette culpabilité, il se sent néanmoins innocent. De quoi peut-on être coupable sans avoir commis aucune faute ? Simplement d’être, d’exister. Pour survivre, il faudrait qu’il accepte la légitimité de la loi sociale, la loi des hommes en général qui transforme la dette ontologique en devoirs, en charges, en obligations. Mais comme Kafka le suggère par sa célèbre parabole Devant la loi, la seule loi qui ait de la valeur est la loi singulière, celle que chaque personne s’impose à elle-même. Restant attaché à cette loi-là et refusant toute autre contrainte, Joseph K ne peut qu’être condamné à la sanction majeure. Il ne résiste pas, se laisse faire, sachant qu’il n’y a pas d’autre voie.

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