Birth (Jonathan Glazer, 2004)

L’archi-amour, genre d’amour dont il est impossible de faire son deuil, est plus réel, plus crédible encore que la réalité

Dix ans après la mort soudaine de son mari, Sean, Anna 1 annonce ses fiançailles avec un riche prétendant, Joseph, qui lui propose le mariage depuis des années. Parmi les invités, Clifford, frère du défunt Sean, doit attendre que sa compagne Clara trouve un ruban pour le cadeau qu’elle destine à Anna. Mais Clara, au lieu d’aller chercher un ruban, enterre le cadeau prévu dans Central Park et le remplace par un autre cadeau acheté dans une bijouterie. Son manège a été observé par un autre Sean, jeune garçon de dix ans qui habite à l’étage au-dessus dans un appartement beaucoup moins luxueux. Quelques jours après, Anna a invité Eleanor2, sa mère, une grande bourgeoise new yorkaise, pour fêter son anniversaire en compagnie de Joseph, sa sœur, Laura, et des amis. C’est alors que le jeune Sean s’introduit chez eux en se prétendant la réincarnation du premier mari d’Anna. Il semble si bien connaître le passé de la jeune femme que celle-ci finit par le croire et lui promet d’attendre ses 21 ans pour vivre avec lui – mais tout s’écroule quand Clara révèle que la véritable amoureuse du Sean disparu, c’était elle, et non pas Anna. Le jeune Sean s’enfuit, et Anna désespérée revient vers Joseph.

Le plus surprenant avec ce film, c’est que le spectateur finit par croire à cette histoire invraisemblable. Certes le jeune Sean est un menteur, il cache le fait qu’il a lu les lettres d’amour entre le Sean disparu et Anna; mais d’un autre côté, on a l’impression qu’il s’est intoxiqué lui-même. Il sait qu’il est né le jour même de la mort du premier Sean, ce qui suffit à donner crédit à la réincarnation, et en outre il est tellement tombé amoureux de la belle Anna qu’il finit par s’auto-intoxiquer. L’incertitude dure presque jusqu’au bout : on ignore si Sean croit vraiment ce qu’il dit. Ce qui est sûr, c’est qu’Anna finit, elle, par le croire fermement. Dans la première scène du film, elle se rend sur la tombe du défunt Sean en compagnie de Joseph – preuve que son deuil ne s’est jamais terminé, qu’il dure encore, qu’il lui est impossible de renoncer à cet amour. Joseph est un homme sincère, plein de bonne volonté, mais quoi qu’il fasse, il ne sera jamais à la hauteur. Si l’occasion de revenir en arrière se présente, elle est incapable de résister, son désir est plus fort.

Entre un double fantasme et une pression sociale, il est évident que la pression sociale finit par gagner. La famille d’Anna pousse au mariage avec Joseph, et la famille du jeune Sean pousse à lui faire abandonner son idée folle pour qu’il redevienne un enfant. S’ils résistent, c’est parce que leurs fantasmagories se rejoignent. Ils peuvent s’appuyer l’un sur l’autre dans leur délire. Pour eux deux, le mariage avec Joseph est une solution indigne, transactionnelle. Anna préférerait échapper à son environnement familial auquel ses deux beaux-frère semblent étrangers3, et le jeune Sean voudrait sortir de son statut d’enfant moyen de famille moyenne. Pour eux deux, le retour à un amour originel, un véritable amour, est une aubaine. À la fin tout rentre dans l’ordre, mais tous deux vivront peut-être le reste de leur vie dans la nostalgie de ce passage interdit, de ce décalage scandaleux, de cette extériorité hallucinante, hors cycle et hors norme, qui est la véritable raison de l’échec du film en 20144

La crédibilité du film repose sur l’étrange contraste entre l’excessive émotivité de Nicole Kidman et la maîtrise imperturbable de Cameron Bright, qui joue le rôle du jeune Sean. Alors qu’il semble absolument convaincu, sûr de lui (ce qui peut-être est une illusion5), on la voit changer d’avis, basculer dans une longue scène (deux minutes) où son visage en gros plan exprime à la fois l’hésitation et la croyance, le désir et le raisonnement, le désespoir et l’extase, le désarroi et la prise de décision, tandis que retentit, dans la salle de concert, une musique d’opéra wagnérien. Le film fascine à cause de cette ambivalence, qui affecte presque tous les personnages à l’exception de la mère et de la sœur d’Anna. L’amour d’avant l’amour, d’en-deçà et d’au-delà de l’amour (archi-amour) ne laisse personne indifférent, pas même le mari décédé qui dans son for intérieur, se dit dans son dernier jogging, « Si ma femme défunte revient à ma fenêtre sous la forme d’un oiseau, s’il me dit que c’est elle, j’aurais envie de la croire. Il me faudrait alors apprendre à vivre avec un oiseau »

  1. Interprétée par Nicole Kidman. Curieusement, le nom Kid-man peut se traduire par Enfant-homme, comme si l’actrice avait été prédestinée à jouer ce rôle. ↩︎
  2. Interprétée par Lauren Bacall. ↩︎
  3. Bob le mari de Laura, modeste médecin, et Clifford le frère du défunt Sean, qui vit dans un appartement rempli de livres. ↩︎
  4. Le film a été hué à Venise. On lui a reproché une scène dans laquelle Anna et Sean semblent se baigner nus dans le même bain, mais cette scène est un pur artefact. ↩︎
  5. A moins que ce ne soit la posture d’un futur sociopathe. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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