L’archi-amour ignore les lois

L’archi-amour ignore les lois, les règles sociales, l’éthique, la pudeur

On parle parfois d’amour fou, d’aimer à la folie, d’être fou de quelqu’unfou amoureux, en citant des exemples, des cas, des circonstances dans lesquelles ce type de relation a pu s’instaurer. On en trouve au cinéma d’innombrables récits, de Senso (Luchino Visconti, 1954) à Catherine de Heilbronn (Eric Rohmer, 1980), de Muriel, le temps d’un retour (Alain Resnais, 1963) à Sur la route de Madison(Clint Eastwood, 1995), de Past Lives (Celine Song, 2023) à Laura (Otto Preminger, 1944), etc. Parler de folie signifie une rupture avec les règles usuelles de la vie sociale. On souligne rarement l’ampleur et les corrélats de cette rupture. Pendant un temps, à la suite d’une relation avec une seule personne privilégiée, plus rien d’autre dans le monde n’a d’importance. L’aimé·e ne focalise pas seulement l’attention et les sentiments, il•elle anéantit les autres aspects de la vie sociale. Les autres liens sont abolis, les autres engagements sont effacés, tout ce qui semblait essentiel à la vie est restreint. Il se pourrait qu’un tel amour dépourvu de raison et de justification arrive au moment précis où l’on a besoin de prendre de la distance, de renoncer aux promesses et aux règles qu’on respectait jusqu’alors. Dans le film de Jacques Demy Model Shop (1969), Georges Matthews voudrait se débarrasser de sa compagne du moment (Gloria), de ses parents (un père abusif), de ses obligations sociales (la conscription), de ses dettes (pour l’achat d’une voiture), et que lui arrive-t-il ? Il tombe amoureux d’un inconnue, Lola, elle-même autrefois folle amoureuse d’un certain Michel. C’est un amour sans avenir, pas sérieux comme dit Lola, mais qui réussit sa fonction : libérer George de tous ses engagements. Puisque Lola le fait, il peut le faire aussi. On trouve parfois cette position radicalisée à l’extrême. L’amour apparaît comme totalement dépourvu de cause. Il peut choquer l’environnement, les proches et aussi le spectateur mais pour la personne concernée il reste inarrêtable, incontournable. Pour en repérer la dynamique, il faut s’attacher à un certain flux, une poussée ignorante des règles, des usages, y compris ceux de ce qu’on appelle usuellement l’amour. On trouvera difficilement les mots, on parlera de perversion, d’égoïsme, d’égocentrisme, d’a-socialité ou d’anti-socialité, et finalement on préférera tourner la page. C’est ce qui est arrivé pendant plusieurs décennies avec Baal, ce film de Volker Schlöndorff sorti à la télévision en 1970 et censuré par Hélène Weigel, la veuve de Bertolt Brecht, qui ne supportait pas la version de jeunesse de la pièce écrite par celui dont elle n’était pas encore l’épouse en 1919-1920. Baal est un provocateur qui prend le contrepied des règles les plus courantes de la vie sociale. Il n’a pas d’intention particulière, n’a aucun projet, ne calcule pas, ne fait aucun compromis, sa poésie dépourvue de sens vient à l’appui de son indifférence – et ce sont précisément ces caractéristiques, particulièrement détestables, voire dégoûtantes, qui suscitent chez certaines personnes (la femme d’un riche propriétaire, l’épouse d’un ami, une actrice rencontrée dans la rue) une certaine forme d’amour incontrôlable, injustifiable, illimité. Rien de durable ne peut être construit sur cette dynamique qui frôle toujours la mort et y conduit, mais la rupture avec la société s’impose de la manière la plus incompréhensible.

Le cinéma a été extraordinairement inventif pour décrire les attitudes qui peuvent ressembler à l’amour fou : Francisco dans le film de Luis Bunuel, Él, qui le mène à l’hopital psychiatrique puis au retrait religieux, les vampires complices de Only Lovers Left Alive (Jim Jarmusch, 2013) qui surplombent le monde de leur indifférence. Dans un contexte plus proche de la vie quotidienne, cet amour peut survenir de manière impromptue comme ce qui arrive à Francesca Johnson dans Sur la route de Madison (Clint Eastwood, 1995). Dans tous les cas, le souci social, familial, est forclos. La transgression apparaît comme involontaire, irréparable et indépassable. Tout ce qui fait la justice ou l’économie du monde est ignoré.

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