Monde hors-fondement

Dans un monde qui va vers le chaos, il n’y a plus de « je » qui compte

La fin du monde, l’humanité l’a souvent perçue, attendue, crainte, annoncée ou espérée, et maintenant que quelque chose de ce genre semble réellement approcher, elle n’apparaît pas comme un terme, une fin nette et claire, mais plutôt comme un dérèglement (comme on le dit pour le changement climatique), un phénomène disruptif, une désorganisation, un chaos. Parfois tout semble continuer normalement, mais d’autres fois on a l’impression que le chaos est déjà là. L’un des films qui montre cette marche avec le plus de précision est le dessin animé Flow, de Gints Zilbalodis (2024). C’est l’histoire d’un petit chat entraîné dans un déluge. Il pleut, il pleut, il pleut, la terre ferme disparaît sous les eaux. Obligé de nager (ce qu’il déteste), il trouve refuge dans un bateau où d’autres animaux aussi paumés que lui essaient de survivre. En assistant à leur errance, les spectateurs humains peuvent se faire une idée de ce qui pourrait advenir. Il n’y a plus ni frontières, ni ressources, ni habitat, ni règles du jeu, ni compagnons, ni parole, ni raison, ni même une terre solide sur laquelle marcher. En perdant son milieu habituel, on ne perd pas seulement ses repères, on se perd soi-même. On se raccroche au moindre petit détail qui pourrait ressembler à l’ancien monde (ce qui explique la tendance des votants vers la droite, voire l’extrême-droite), mais ce n’est qu’une illusion. Le réel pousse exactement de l’autre côté, vers ce qui ne peut être ni préparé, ni anticipé, la nouvelle version de soi-même. Dans Le désert rouge (Michelangelo Antonioni, 1964), Giuliana est la femme d’un ingénieur chimiste, patron de l’usine pétrochimique de Ravenne, mère d’un jeune garçon. Elle ne manque de rien, ne demande rien, et pourtant semble exilée dans ce monde où elle est étrangère. Voici ce qu’elle dit : « Tout est trop solide ici, trop bien organisé, trop plein, il n’y a pas un seul endroit, pas un seul petit coin où je pourrais me réfugier, trouver une place. Je n’ai pas abandonné tout de suite, j’ai essayé de trouver des solutions, par exemple cette boutique où je pourrais vendre des objets d’art, mais même ici je ne suis pas à ma place, je ne sais pas comment je pourrais la décorer, la rendre un peu chaleureuse, l’humaniser. Il faudrait que la chaleur vienne de quelque part, qu’elle arrive jusqu’à moi pour que je puisse la rendre, la diffuser, mais la source a disparu. D’autres sont éclairés, mais je reste dans l’obscurité ». Ce sentiment de désordre absolu qui atteint jusqu’à la personne se retrouve dans Civil War (Alex Garland, 2024). Depuis toujours, Jessie Cullen rêvait d’être photo-reporter, et voici que l’occasion se présente. Elle rencontre un groupe de journalistes qui traversent la ligne de front dans la guerre civile qui a lieu aux USA. Elle réussit à se faire admettre, à les accompagner, et voici ce qu’elle dit : « Ça bouge sans arrêt autour de moi, il y a toujours du mouvement, des combats, de la violence, des morts, je fais attention à tout voir, ne rien perdre, j’attends le bon moment, le bon cadrage, et voilà, c’est le bon moment, je mets la photo en boîte, je suis sûre que c’est celle qu’il fallait prendre. Il me semble que je devrais être satisfaite, heureuse, que je devrais tout faire pour montrer cette photo, pour témoigner, mais il y a quelque chose qui ne va pas, je le garde, je n’arrive pas à m’en débarrasser, elle colle à moi. Il faudrait, pour qu’elle se détache, que j’arrive à faire sens avec, mais je n’y arrive pas. Si cette guerre n’a aucun sens, alors mes photographies non plus, et moi non plus ».

Un chaos qui, avant de se produire, emporte déjà la personne, se retrouve dans de nombreux films qui commencent par un certain ordonnancement. Mettons : Climax (Gaspar Noé, 2018), The Substance (Coralie Fargeat, 2024), Eddington (Ari Aster, 2025) ou Dracula (Radu Jude, 2025). Imaginons des danseurs, une maîtresse d’aérobic, un policier, des amuseurs pour touristes. Ils croient avoir un métier, ils croient pouvoir s’appuyer sur un monde organisé autour d’eux avec des fonctions, des hiérarchies, des règles. En réalité, dès le début, ce monde est si fragile que leur personnalité en est déjà affectée. Ce n’est pas un problème psychologique, c’est qu’en continuant à faire ce qu’ils ont à faire, ils contribuent eux-mêmes au chaos dont ils sont les victimes. Le phénomène est si puissant que le film lui-même devient chaotique. Tout le monde n’apprécie pas le mouvement : on parle de film raté, mal construit, excessif, confus, etc. Mais le problème, c’est que le chaos est déjà là, et qu’on n’y peut rien.

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