La Clepsydre (Wojciech Has, 1973)

Comment ne pas trouver son chemin, dans le temps retardé du retour spectral et de la désagrégation du temps
Les ouvrages de Bruno Schulz dont le film a été inspiré datent de 1934 et de 1937, avant la deuxième guerre mondiale, avant la Shoah. Ils ont pour titre : Les Boutiques de Cannelle et Sanatorium sous le signe de la clepsydre. Ce dernier titre est bizarrement traduit dans l’édition française des œuvres de Schulz par Le Sanatorium au croque-mort, alors qu’il n’y a pas vraiment de croque-mort dans l’histoire. Le titre d’origine (Sanatorium pod klepsydra1) met l’accent sur la clepsydre, « Appareil qui servait à mesurer le temps par écoulement régulier d’eau d’un vase dans un autre muni d’une échelle horaire »2, ce qui renvoie à la question primordiale du film, celle du temps3. Le recueil de nouvelles de Bruno Schulz commence par un texte sur le Livre perdu (un mythe, un impératif, un devoir), puis dans le deuxième texte intitulé L’époque de génie, on peut lire :
« Que faire des événements qui n’ont pas leur place dans le temps, des événements arrivés trop tard, au moment où le temps avait déjà été attribué, partagé, pris, et qui restent sur le carreau, non rangés, suspendus en l’air, sans abri, égarés ? Le temps serait-il trop exigu pour contenir tout ce qui s’y passe ? Peut-il arriver que toutes les places du temps soient prises ? Préoccupés, nous courons le long de tout ce train d’événements, nous apprêtant au voyage. (…) Le lecteur a-t-il jamais entendu parler des voies parallèles du temps ? Oui, il existe de telles voies marginales, un peu illégales il est vrai, mais quand on transporte une contrebande du genre de celle que nous transportons, un fait supplémentaire inclassable, on n’a pas à faire la fine bouche. Essayons donc de dégager à un certain point de l’histoire une voie sans issue, un cul-de-sac, afin d’y pousser cette histoire illicite ».
Essayons. Sorti en 1972, le film a été tourné dans un pays communiste, à une époque post-surréaliste et post-soixante-huitarde. Il se présente au voyeur d’aujourd’hui comme un film sur la destruction du judaïsme européen, comme si Schulz avait eu la prémonition de ce qui allait se passer, y compris son assassinat le 19 novembre 1942, à l’âge de 50 ans, par un homme de la Gestapo, alors qu’il se rendait au ghetto de Drohobycz avec une miche de pain à la main4. Ce livre, traduit pour la première fois en français en 1974 après la sortie du film, est comme tel le lieu de bifurcations temporelles dont le film témoigne avec ses moyens propres. Selon une citation souvent répétée, Rabbi Nahman de Bratslav (1772-1810) aurait dit : « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer ». Pour ce qui concerne ce film issu d’un livre, il n’y a personne à qui demander. Nous n’avons pas beaucoup le choix, et nous ne pouvons que nous égarer.
Józef5 dort dans un train plein de Juifs en vêtements traditionnels6 qui dorment eux aussi, à moins qu’ils ne soient déjà morts. On ignore s’ils sont vraiment présents ou s’ils participent à son rêve. La seule personne éveillée, un contrôleur aveugle, le réveille. Józef demande : « Où aller ? », l’autre répond : « Tu trouveras ton chemin toi-même ». Effectivement il trouve la voie du sanatorium où il a fait interner son père Jakub sur le point de mourir7. Le bâtiment est en ruine, tout se désagrège, comme si tout devait être emporté, son père et avec lui les immeubles. On lui dit que tout le monde est endormi dans le sanatorium (comme dans le train), mais il se peut qu’il n’y ait personne. Une seule infirmière, quelque peu déshabillée, est présente. Józef trouve enfin le responsable des lieux, le docteur Gotart8, qui répond par les mots suivants, à la question : « Mon père est-il vivant ? »
« Bien sûr qu’il est vivant ! Evidemment, dans les limites de la situation. Vous savez, tout comme moi, que du point de vue de votre foyer, de votre pays, il est mort; ce n’est pas complètement réparable. Cette mort jette une ombre sur son existence ici. (…) Le système est simple. Il consiste en ceci que nous avons reculé le temps. Nous le retardons d’un certain intervalle de durée qu’il est impossible de déterminer. Cela nous ramène à une simple question de relativité. La mort qui a atteint votre père là-bas n’est pas encore arrivée ici ».
Jakub est officiellement, administrativement mort, mais ici, dans ce sanatorium spectral, il ne l’est pas encore. Il est une sorte de fantôme encore vivant ou survivant. Le moment de sa mort définitive n’est pas encore arrivé (tout est dans le pas encore), et pourrait être retardé indéfiniment. Il est vivant dans le monde du rêve, du fantasme, et aussi du cinéma. C’est une chance, car c’est dans ce monde-là que nous nous trouvons9. Le film est construit autour d’une des nouvelles du livre (environ 30 pages sur 210), le chapitre principal puisqu’il porte le même titre que l’ensemble. C’est la seule nouvelle du livre qui soit ordonnée, chronologique – il n’est pas étonnant que le réalisateur l’ait choisie comme trame principale. Józef y trouve son père, en même temps, en deux endroits différents, sa boutique et son lit du sanatorium, ce qui ne l’étonne pas plus que ça. « La cause de tout est cette rapide dislocation du temps qui n’est plus sévèrement surveillé » pense-t-il. « Je sens de plus en plus nettement l’incompatibilité de nos temps individuels. Le temps de mon père et le mien ne coïncident plus ». Toujours est-il que le sanatorium est un piège : il n’y a pas de soignants, pas de soins ni de service (à l’exception du docteur et de l’infirmière), les draps ne sont jamais lavés, on n’y sert rien à manger. On y passe la plus grande partie de son temps à dormir (c’est-à-dire à rêver), y compris Józef qui dort dans le lit de son père. Dans ses rares moments de lucidité, il s’interroge sur cette notion du temps (extrait du livre non repris dans le film) :
« Le temps retardé… Cela sonne bien, mais à quoi cela correspond-il en réalité ? Le temps que l’on trouve ici est-il honnête et valable, est-ce un temps tout juste dévidé de l’écheveau, avec une odeur de nouveauté et de couleur fraîche ? Non, tout au contraire. C’est un temps abîmé, usé par autrui, élimé, diaphane, percé de trous comme un tamis. Rien d’étonnant à cela. Il s’agit en quelque sorte d’un temps dégorgé – qu’on me comprenne bien – d’un temps qui a déjà servi. Triste chose! Et toutes ces manipulations inconvenantes, ces connivences perverses, cette manière de surprendre son mécanisme par-derrière, cette prestidigitation dangereuse jouant avec les secrets intimes du temps… On aurait parfois envie de frapper un coup de point sur la table et de crier à plein gosier : Assez! Ne touchez pas au temps! Vous n’avez pas le droit de le provoquer! N’avez-vous pas assez avec l’espace ? L’espace est à l’homme, vous pouvez à volonté vous y ébattre, y cabrioler, vous y rouler, sauter d’astre en astre. Mais, pour l’amour du ciel, ne touchez pas au temps! »
L’une des particularités du film par rapport au livre est que de nombreux personnages quelconques, anonymes dans le texte de Bruno Schulz, deviennent dans le film des Juifs religieux, hassidiques, vivant dans l’ambiance des petites villes de Galicie. C’est une façon pour Wojciech Has de rappeler que la guerre est passée par là, qu’il n’y a presque plus de Juifs dans son pays. Les dialogues sont en polonais, la langue qu’utilisait Schulz, mais Has insiste sur la volonté d’effacement par la Pologne contemporaine de ce passé juif. Il s’appuie sur certains détails décrits par Schulz : le chien brutal qui n’est autre qu’un être humain (« un homme braillard, orateur de meeting et activiste violent, bourré de passions explosives »10), les foules guerrières dans la ville, le père au milieu de la révolution, dans la boutique en flammes, les membres du Grand Sanhedrin dans le magasin la nuit de la Grande Saison, les Juifs en lévites de couleur avec de grands bonnets de fourrure sur la tête, les menaces des insectes et même les arbres sombres, pour faire sentir l’étrange anticipation par Schulz de la catastrophe ultime. Józef s’enfuit, il abandonne son père dans le sanatorium et erre sur la voie ferrée, de wagon en wagon. Il se transforme en cheminot aveugle, comme celui qui en le réveillant au début du film, lui avait dit : « Tu trouveras ton chemin ». Mais il ne l’a pas trouvé, et le retard du temps ne l’a pas aidé. La mort est omniprésente sous forme de poussière, de rouille, de toiles d’araignées, de volatiles empaillés ou de vermine pourrie, le cimetière envahit la ville. Les autorités polonaises de l’époque (Edward Gierek) ont reproché à Has sa focalisation sur le judaïsme hassidique. Pour protéger son film de la censure, le réalisateur a dû dissimuler une copie clandestine pour la présenter au festival de Cannes. Le film a été longtemps écarté, proscrit, mais il est revenu du côté des cinéphiles en tant que « film-culte » admiré pour son audace, sa forme, sa beauté. C’est ainsi que les spectres reviennent dans le récit historique.
La notion de temps retardé est à la fois historique, politique, éthique et cinématographique. Elle ouvre la possibilité de coïncidences impossibles : une chose présente sans l’être ou présente sous le déguisement d’une autre, un magasin de tissu devenu synagogue, les portes du sanatorium ouvrant soit sur un mur, soit sur une végétation luxuriante, la chambre d’Adèle (sœur du narrateur) communiquant avec la place de la ville, la forêt pénétrant dans la pièce où se tient la mère, le mannequin à la fois figé et vivant, Józef à la fois enfant et adulte, l’enfant Rudolf veillant sur Bianca comme un père, le Livre sacré, adulé et déchiré, etc. La fragmentation du temps est indissociable de la description des actes extraordinaires du père et de son décès progressif. Tout se passe comme si Bruno Schulz lui attribuait sa propre extravagante imagination. Il élève des oiseaux, transforme des couturières en substances malléables, converse avec Dieu, refait les comptes mais n’en tient aucun compte, etc. La seule personne qu’il prenne en considération est Adèle, sa fille, qui essaie de réparer ses dégâts en nettoyant l’appartement. On se demande comment il peut vivre, mais on se demande aussi comment il peut mourir. Le fils ne peut ni partager sa présence, ni faire son deuil. La référence biblique (Joseph fils de Jacob) ne conduit pas à grand-chose, sauf que c’est Józef finalement qui doit monter l’échelle inventée par le narrateur. Les souvenirs le traversent sans se rattacher les uns aux autres, sans rien qui puisse le rassurer ou l’orienter quelque part. Ce monde désagrégé, spectral, qui délinéarise le temps, n’est pas vraiment viable. Il est gouverné par une pensée variable, irrationnelle, intransmissible. C’est Wojciech Has qui trouve une solution pour le stabiliser un tout petit peu : remonter aux générations antérieures, à ces Juifs hassidiques capables de danser ensemble, et aussi aux princes, aux empereurs ou aux écrivains du passé, les accumuler dans n’importe quel ordre. Il faut renoncer à réunifier, restaurer ou rassembler l’image d’un père authentique, le père du récit, et se contenter d’une figure multiple dont la place reste incertaine.
Ni dans le film ni dans les livres de Bruno Schulz, il n’y a le commencement d’une réponse à la question : Que faire ? D’ailleurs cette question n’est même pas posée, elle ne peut pas l’être, elle ne doit pas l’être. Il faut suivre le sage conseil du rabbin Nahman de Bratslav : se laisser égarer. On ne fera jamais le deuil d’un père perpétuellement mourant.
- En anglais, on traduit parfois par hourglass, parfois sandglass, ce qui veut dire sablier. Mais Schulz insiste : c’est de l’eau qui coule, pas du sable. ↩︎
- Définition du dictionnaire CNRTL. ↩︎
- À propos de la clepsydre, voici de qu’écrit Bruno Schulz dans « Les Boutiques de cannelle » (p31) : « Il arrivait que mon père descendit subrepticement de son lit et courût jusqu’au coin de la chambre, sous le mur, où se trouvait son « instrument de confiance ». C’était une espèce de clepsydre ou de grande cornue en verre, divisée en onces et remplie d’un liquide noirâtre. Mon père se reliait à cet instrument au moyen d’un long tuyau en caoutchouc, comme au moyen d’un cordon ombilical, et ainsi soudé à ce piteux instrument, il s’immobilisait dans le recueillement. Son regard devenait plus sombre tandis que sur son visage pâli apparaissait une expression de douleur ou, peut-être, de volupté coupable ». ↩︎
- Il prévoyait de fuir la nuit suivante pour Varsovie à l’aide de faux papiers. ↩︎
- Interprété par Jan Nowicki. ↩︎
- Ces juifs ne figurent pas dans le texte de Schulz, ils sont ajoutés par W. Has. ↩︎
- Le père de Bruno Schulz s’appelait effectivement Jakub. Il est mort en juin 1915, alors que Bruno n’avait que 22 ans et étudiait aux Beaux-Arts de Vienne. Sa mère Henrietta meurt en 1931, et son frère aîné Izydor en 1935. ↩︎
- La ressemblance avec le nom de Jean-Luc Godard (né en 1930) est assez étrange pour un texte écrit en 1937, mais elle n’est pas inconséquente, compte tenu des manipulations sur le temps que ce médecin opère. ↩︎
- On pourrait même dire que tout film, tout acte de cinéma, se situe dans ce monde. ↩︎
- Description à peine masquée d’Adolf Hitler. ↩︎