White God (Kornél Mundruczó, 2014)

Il faut appeler, au-delà du souverain, une justice à venir
C’est l’histoire de Hagen, un chien d’appartement séparé de sa maîtresse, Lili, 13 ans, dans une ville (Budapest) où les chiens errants sont pourchassés. Abandonné par Daniel, le père de Lili, Hagen est récupéré par un Tsigane, lui-même socialement exclu, qui le dresse brutalement pour les combats clandestins. Hagen gagnera son combat contre un Rottweiler et mènera la révolte canine à travers la ville, où personne ne peut arrêter la meute, à l’exception de Lili.
Pourquoi le réalisateur a-t-il choisi le titre White God ? Si le Dieu en question est le chien Hagen, héros de cette histoire, la couleur blanche n’est pas évidente car ce chien est brun. L’explication donnée par le réalisateur dans le dossier de presse n’est guère plus éclairante :
Je voulais mettre le film dans une perspective qui nous fasse comprendre qu’un chien est le symbole de l’éternel exclu qui n’a pas d’autre maître que son dieu. J’ai toujours été intéressé par les caractéristiques de Dieu. Dieu est-il vraiment blanc ? Ou bien chaque personne a-t-elle son propre Dieu ? L’homme blanc a prouvé d’innombrables fois que la seule chose qu’il sache faire est diriger et coloniser. J’ai trouvé ce titre fascinant car les mots qui y sont associés abritent beaucoup de contradictions.
S’il veut dire que le dieu (blanc) des humains (blancs) est un dieu de violence, de domination et de colonisation, alors la révolte dirigée par Hagen est une imitation, une réitération de cette brutalité. Ce chien aurait-il le même Dieu que les hommes ? Il est vrai qu’il répond à la violence par la vengeance, la rétorsion. La meute tue sans pitié tous ceux qui l’ont maltraité. Mais alors pourquoi se couche-t-il devant Lili1, une fille de 13 ans qui joue à la trompette quelques notes de la Rhapsodie Hongroise de Franz Liszt, n°2 ? Est-elle devenue, elle, avec cette référence quelque peu nationaliste, son Dieu, ou l’a-t-elle toujours été ? On soupçonne plutôt que, dans son mélange de force et de vulnérabilité, le chien est lui, son dieu à elle, son dieu blanc – nouveau dieu ou futur dieu. En tout cas le cinéphile ne peut pas éviter une autre filiation, celle qui relie ce White God au White Dog de Samuel Fuller (1982), lui aussi dressé pour tuer mais incapable de se dégager de ce conditionnement initial. Hagen a été élevé pour se soumettre à sa maîtresse, et malgré les souffrances qu’on lui inflige, il s’y soumet toujours et encore. Elle était son Dieu (blanc) et elle le reste, conclusion finalement assez conventionnelle à ce film très original. C’est cet ensemble de contradictions, de paradoxes, qui peut nous intéresser.
Le point de départ repose sur une autre distinction, entre chien de race pure, autorisé, et chien bâtard, pour lequel le propriétaire doit soit payer une taxe spéciale, soit déposer l’animal à la fourrière. Cette mention de la race pure, couplée à la dédicace finale à Miklós Jancsó2, est une allusion à la politique antisémite de l’amiral Horthy qui a gouverné la Hongrie de 1922 à 1944. Le pur Hongrois d’aujourd’hui apparaît dans le film comme raciste, autoritaire et borné. C’est exactement ainsi que se présente le père de Lili, Daniel3, qui travaille dans un abattoir, chargé de sélectionner la viande « pure », celle qu’on peut consommer4. Ce gardien de l’hygiène, ancien professeur déclassé5, qui n’a pas vu sa fille depuis plusieurs années, évolue peu à peu, sous l’influence de l’amour qu’il porte à sa fille, jusqu’à la scène de réconciliation finale où il se couche, lui aussi, en face de la meute de chiens6. Sans doute n’y avait-il pas d’autre solution pour clore le film que cette scène finale, à la fois impossible, irréaliste et fantastique. Devant quoi s’inclinent-ils tous ? Plus probablement une notion, un concept : la justice. Les chiens qui se déchaînent à travers la ville, comme les Noirs du roman de Romain Gary, Chien blanc, à Los Angeles après l’assassinat de Martin Luther King, n’exigent rien d’autre que la justice dont le personnage de Lili est porteur. Cette jeune fille presque abandonnée par ses parents a trouvé dans l’animal le soutien affectif qui lui permettait de survivre, de grandir dans un monde foncièrement injuste où les professeurs enseignent le mensonge plutôt que la musique. Le film ne propose rien de concret mais un principe, une justice à venir.
À travers son White God, Kornél Mundruczó pose la question du souverain. Il y a un souverain officiel, le pouvoir politique qui édicte des règles arbitraires comme celles qui concerne la race des chiens, les enseignants d’Etat qui font jouer par un orchestre d’élèves l’adaptation d’une pièce hongroise célèbre (tellement plus belle quand elle est jouée au piano), les parents qui ne vivent que pour le travail en laissant seule une fille de 13 ans – et en face une autre souveraineté, la contre-souveraineté des ados et des chiens qui n’ont pas d’autre pouvoir que la résistance. La résistance ne triomphe jamais par la force, qui reste appropriée par les pouvoirs, le monopole de l’État, elle ne peut prévaloir que par les valeurs, le combat culturel, sur le long terme. Le chien confronté à la bêtise et la cruauté humaines a appris à mordre les gorges pour tuer. Il est capable de choisir, un jour, entre ce conditionnement et l’attachement qu’il porte à sa maîtresse – choix fictif puisque dans le film son rôle n’est pas joué par un seul chien mais par deux chiens jumeaux, Luke et Body, chacun interprétant une facette de son personnage. Pour faire surgir un avenir, ce chien paradoxal, dédoublé, est impuissant. Ce n’est pas lui, mais la jeune Lili qui entraîne son père et la meute de chiens au-delà du souverain, ce lieu inconnu dont ni les uns ni les autres ne connaissent le contour exact. Le chien peut renoncer à la souveraineté, la confier à Lili tant qu’il a confiance en elle, mais on devine qu’après l’expérience terrible qu’il a vécue cette confiance ne sera jamais garantie à 100%.
On peut interpréter ce film de la manière la plus conventionnelle en mettant en valeur l’amour7 – de Lili pour le chien, du chien pour Lili, du père pour Lili, et finalement de Lili pour le père8. C’est le message porté par l’allusion insistante du chef d’orchestre à l’opéra de Richard Wagner, Tannhaüser(1845), hymne à l’amour. Lili néglige d’assister au spectacle tant qu’elle n’a pas récupéré son chien. Lorsque, dans la scène finale, la meute s’incline devant elle, elle se rallie à la contrainte crypto-chrétienne de l’amour, ciment du lien social. C’est le côté Disney du film : la révolte animale au service des bons sentiments et de la réconciliation générale9. Mais une autre interprétation, presque inverse, est possible. La violence primordiale portée par le dressage extrêmement brutal du chien (coups de bâton, de fouet, pâtée chimique, frustrations systématiques) et sa conséquence la révolte canine aurait délié la société, elle aurait détaché tous les liens. Comme dans le film de Guan Hu Black Dog (2024) qui, lui aussi, met en scène la capture des chiens errants, les engagements et les fidélités des humains et des animaux ainsi que leurs devoirs seraient soldés, neutralisés par un épisode de violence extrême. La voie serait ouverte pour l’émergence de nouvelles valeurs, une nouvelle alliance effaçant les oppositions de race, d’espèce, de classe, d’âge et même de culture – radicalement incompatible avec le lien social traditionnel et l’idéologie conservatrice du régime de Viktor Orban en place depuis les élections législatives de 2010. Il est significatif que la principale opposition à Orban se situe, précisément, à Budapest10. Il aura fallu une révolte pré-adolescente, pas encore conditionnée par les préjugés des adultes, pour incarner cette ouverture.
En refusant de téléphoner immédiatement à la police et en s’inclinant devant la meute, le père suspend, au moins pour un temps, l’ordre de la loi11. Devant son ancien lieu de travail, l’abattoir, il renonce à la verticalité et met fin à la loi du talion. Tandis que le soleil se lève, on entend des chants d’oiseaux. Humains et animaux ne sont plus dans le combat, dans la lutte des classes, mais dans le partage de la vulnérabilité. Dans l’attente de la venue d’une autre loi, ils s’adressent au spectateur. Et toi, que feras-tu ?
- Interprétée par Zsófia Psotta. ↩︎
- Peu avant sa mort le 31 janvier 2014, Jancso, qui conseillait Mundruczo, a eu l’occasion de voir une première version du film. ↩︎
- Interprété par Sándor Zsótér. ↩︎
- Le film commence et se termine sur le site de cet abattoir au milieu de la ville. ↩︎
- En contraste avec sa femme partie plusieurs mois dans une université étrangère. ↩︎
- Résultat obtenu sans effets spéciaux, grâce à six mois de dressage et de répétition. Le film distingue « bon dressage » et « mauvais dressage », comme s’il était possible d’établir une frontière infranchissable entre les deux. ↩︎
- Citation de Rilke placée en exergue : Tout ce qui est terrible a besoin de notre amour. ↩︎
- Sans compter son amour passager pour un copain de lycée – mais il s’agit d’autre chose. ↩︎
- Le fait que la centaine de chiens pris dans une fourrière aient tous fini par être adoptés (selon le message diffusé à la fin du film) pourrait contribuer à l’accusation de « bien-pensance » politiquement correcte. ↩︎
- Le maire de Budapest, Gergely Karácsony, réélu en 2024, est libéral et écologiste. ↩︎
- Voir à ce sujet l’article de Lynn Turner, The Cardio-Pedagogy of White God, in Poetics of Deconstruction, p158. Ed Bloomsbury Academics, London, 021. ↩︎