L’accident de piano (Quentin Dupieux, 2025)

Le système de l’Internet forclot la douleur, et aussi la singularité, l’intimité, l’insu, l’inconscient, etc.
Magalie Moreau1 est née avec une maladie rare, L’insensibilité congénitale à la douleur (ICD), qui l’empêche de ressentir les brûlures, les fractures, les blessures, les lésions, etc. Découvrant par hasard la popularité de ce type de vidéo, elle a multiplié sur les réseaux les prises de vues où elle martyrise son corps : chocs électriques, coups de marteau ou de battes de baseball, lésions par pic à glace ou machine à coudre, jambes broyées par un lave-linge, visage détruit par un boxeur etc. Courtes et toujours accompagnées d’une publicité, les vidéos ont fait d’elle une femme richissime. Son succès l’a rendue populaire ainsi que son surnom, Magaloche, mais n’a en rien réduit sa solitude. En rupture avec sa famille, multipliant les logements dispersés un peu partout, avec un seul assistant à l’amitié vacillante, Patrick Balandras2, qui ne s’occupe de sa vie matérielle qu’en échange d’un très bon salaire, Magali vit dans l’isolement et le dénuement culturel. La journaliste Simone Herzog3 qui parviendra dans le cours du film à l’interviewer pour la première fois de sa carrière commencera par une question toute simple : savez-vous que vous êtes née le même jour que l’Internet, le 12 mars 19894 ? Magalie n’en sait rien et s’en fiche, mais cette question est la clef du film. Magaloche incarne l’Internet. La preuve : elle vit comme lui en circulant rapidement d’un lieu à l’autre, sans chez soi ni famille, sans aucune forme de sensibilité ou d’empathie, sans vie sexuelle et virtuellement sans corps, puisque le sien encaisse tout, comme s’il n’existait pas. Son argent s’accumule à peu près aussi vite que la capitalisation des GAFAM, et sa célébrité, comme les visionnage de ses vidéos, est proportionnelle à la violence des contenus qu’elle diffuse.
Le film raconte l’effondrement mental de Magaloche lorsqu’elle est obligée de parler d’elle-même. Elle a toujours évité, jusqu’alors, de confier quoique ce soit de son intimité ou de sa personne, peut-être parce qu’elle croyait ne pas en avoir, ou qu’elle faisait tout pour que le peu qu’elle avait soit noyé sous les plâtres et les appareils dentaires. Mais une grave erreur dans l’organisation de son travail l’oblige à accepter cette interview. Elle avait prévu de subir (toujours sans douleur) la chute d’un piano sur son corps. Malgré les avertissements du grutier, elle voulait que le piano soit le plus haut possible, toujours plus haut, pour que la scène soit la plus impressionnante possible. Problème : le piano est tombé trop tôt, sa coiffeuse personnelle était dessous et en est morte. En l’absence d’assurance, elle a dû faire enterrer la morte par son assistant – qui se sent coupable, responsable, mais pas elle. Son insensibilité va jusqu’à l’irresponsabilité, la dissimulation d’un crime, les accommodements avec l’illégalité (autre point commun avec l’Internet). Mais il y a toujours une faille dans ces constructions. Ici c’est le grutier qui se fait abondamment payer pour son silence mais ne tient pas sa langue devant sa soeur la journaliste Simone, une femme consciencieuse, honnête, et qui aime son métier (rien à voir avec l’Internet). Quand Simone interroge Magalie sur son histoire, ses sensations, ses projets, sa vie personnelle, celle-ci se met en colère et craque. Grande erreur marketing ! lui dit Patrick, mais elle ne peut pas faire autrement. Elle finit par retrouver Simone et l’assassiner dans son hôtel. (Méfiez-vous, où que vous alliez, l’Internet vous retrouvera). Telle est la substance de l’histoire. Celle qui incarne les réseaux ne peut pas parler de sa vie intérieure, puisqu’elle n’en a pas. L’Internet forclot tout ce qui est singulier, intime. L’Internet ne supporte ni l’insu, ni l’inconscient. S’il manipule les fantasmes, c’est pour les stabiliser et les exploiter (à la manière de vidéos de Magaloche). Magalie ne peut pas parler d’elle-même car elle n’a pas d’elle-même, elle n’est que la figure visible d’un pur réseau auquel les fans essaient de s’identifier. Ils rêveraient de figurer sur la même photo qu’elle, ignorant que ce rapprochement ne peut être concrétisé qu’au moment de sa mort.
Nous voici au moment crucial : Magalie, sommée de devenir enfin une personne digne de ce nom, ne peut que se pendre. Certes c’est le seul moyen pour elle d’échapper à l’arrestation, à la prison, mais ce n’est pas sa seule motivation. Sur le point d’arriver à son chalet, elle avait demandé qu’on donne une sépulture à un corbeau tué par accident. C’est son seul geste de pitié, son seul moment de sensibilité, qui lui signalait la fin d’un cycle. Elle ne peut plus continuer comme ça, dépersonnalisée, désubjectivée, sans affection ni compagnon. Quand elle a imaginé que Simone voulait coucher avec elle, c’est qu’elle en avait le désir, un désir affleurant, refoulé, insupportable. Ici l’analogie entre Magaloche et l’Internet prend tout son sens. Le système est une pure machine, qui malgré tout suppose l’adhésion de ses utilisateurs. Il est totalement dépourvu d’affect, mais par moments ça craque. Ce ne sont pas les machines qui se transforment en personnes (ce qui est impossible), c’est que les personnes ne se laissent plus entièrement manipuler par les algorithmes. Il y a panne, dysfonctionnement, inefficacité. Si le défaut se généralisait, l’Internet n’aurait plus qu’à se pendre (ou se faire pendre), comme Magalie.
- Interprétée par Adèle Exarchopoulos. ↩︎
- Interprété par Jérôme Commandeur. ↩︎
- Interprétée par Sandrine Kiberlain. ↩︎
- C’est la date officielle de création de l’Internet par Tim Berners-Lee, bien qu’il y ait déjà eu à cette date environ 100.000 ordinateurs connectés. En réalité le premier message de l’ARPANet avait été envoyé le 29 octobre 1969. ↩︎