Valeur sentimentale (Joaquim Trier, 2025)

Une présence obscure, enfouie, aura incrusté entre le père et la fille un archi-lien, une quasi-télépathie

C’est le genre de film fait pour être analysé, interprété – comme tous les films de Joaquim Trier. Il faut dire que ça marche : il donne vraiment envie d’analyser, d’interpréter. Un père absent pendant des années, pendant presque toute une vie d’enfant, aura été présent à distance, plus présent encore que la mère, que toute autre personne y compris les autres membres de la famille (la sœur), exagérément présent donc, quoique d’une autre présence non-dite, enfouie, une présence à définir ou redéfinir, une archi-présence non datée, à la fois d’hier, d’aujourd’hui et de demain, toujours présente c’est-à-dire incapable de s’évanouir, impuissante à s’absenter, à la fois bénéfique et maléfique, une présence qui aura créé entre eux, malgré l’éloignement, par quasi télépathie involontaire, inexprimée, un lien spécial, angoissant, répugnant, honteux. C’est de cela dont il faudrait pouvoir parler, de cette présence-là – si l’on pouvait vraiment en parler, car elle reste, même pour nous, inracontable, presque indicible en-dehors du moyen utilisé : un film.

La configuration peut sembler intello ou exagérément centrée sur les milieux du spectacle : un père réalisateur, Gustav Borg1, qui n’a pas tourné depuis 15 ans, ses amis professionnels aussi septuagénaires que lui, le décès de son ex-épouse psychologue ou psychanalyste, Sissel, à laquelle il n’avait jamais rendu visite de son vivant2, et deux filles dont il s’est désintéressé, l’aînée actrice, Nora3, et la seconde, Agnes4, historienne. Nora est célibataire tandis qu’Agnes, mariée avec un Pettersen particulièrement insipide, a un fils, Michael, âgé de 9 ans. Après avoir longtemps gardé ses distances à l’égard de sa famille et aussi de son pays, Gustav5 revient dans la maison familiale d’Oslo dont il n’avait laissé que l’usufruit à son ex-épouse et ses filles. Sa démarche est double. Premièrement vendre la maison où lui-même et ses filles ont passé leur enfance6. Il faudra la vider, se débarrasser d’innombrables souvenirs, y compris celui de sa mère qui s’est suicidée là quand il avait six ans. Deuxièmement faire lire à ses filles, notamment l’aînée, Nora, le script d’un film, son dernier film, qu’il a décidé de tourner dans cette maison vide, et qui raconte précisément le suicide d’une personne qui par certains aspects ressemble à sa mère, mais selon lui ne l’est pas. Le script est dédiée à Nora à laquelle il pense en tant qu’actrice. Faire jouer à sa propre fille le suicide d’un personnage qui redouble une grand-mère qu’elle n’a pas connue, c’est un projet bizarre, pervers, on pourrait dire méchant. Nora refuse de lire le script, elle répond que jamais elle ne jouera sous la direction de son père, et claque la porte. 

Ce récit loin d’épuiser la complexité du film pose quelques jalons. Cette maison familiale que Nora présente au début comme la sienne, c’est aussi celle de Gustav. Tous deux y ont passé une enfance difficile, en l’absence d’un père pour l’une, d’une mère pour l’autre. La bâtisse est toujours debout, quoique abîmée, fissurée. Gustav a décidé de s’en débarrasser tout en lui procurant une autre pérennité : le nouveau film. Il assure ainsi la persistance d’un chez soi ambigu, un lieu de souvenir et de souffrance, singulier puisque c’est lui qui a écrit le scénario et apposera sa signature sur l’œuvre, mais partagé avec ses filles, car il souhaite que deux des principaux rôles soient interprétés par Nora et Michael. Nora est attachée à la maison, mais elle rejette ce père qui ne l’a jamais accompagnée, qui ne l’a vue qu’une seule fois jouer au théâtre et n’a même pas assisté à la représentation jusqu’au bout. Agnes se plonge dans les archives sur la grand-mère résistante, accepte de le voir, de parler avec lui, mais veut protéger son fils. Nora est solitaire, triste, angoissée, toujours au bord du suicide, incapable de construire une relation avec un homme. Lorsque finalement, à l’insistance d’Agnes, elle accepte de lire le script de Gustav, elle se rend compte qu’en cherchant à restituer les sentiments de sa mère, il a décrit avec précision ses propres sentiments, à elle. Il a su deviner, comme personne, ce qui se tramait dans son for intérieur. Je parle à ce sujet d’un archi-lien, d’une quasi-télépathie. Jusqu’à un certain point, le vieil homme pouvait se passer de la présence effective de sa fille car il la savait toujours présente en lui, d’une présence constante, inamovible et mystérieuse – mais au-delà de ce point, il fallait qu’elle revienne dans sa vie, comme actrice. Tenant compte de son refus, Gustav a engagé une autre actrice, Rachel, anglophone, mais la greffe n’a pas pris7. Pourquoi la fille d’un réalisateur devient-elle actrice ? N’interprète-t-elle pas toujours, de près ou de loin, un film de son père ? On peut poser la question, mais ici c’est l’inverse : le père exige qu’elle joue pour lui. On a le sentiment, vers la fin du film, quand elle finit par accepter, que ce pourrait être thérapeutique, salvateur.

Le film commence par une étonnante scène de panique lors de la première représentation d’une pièce de théâtre où Nora joue le rôle principal. Incapable de se contrôler, elle exige de Jakob, l’un de ses collègues, qu’il la gifle. Il s’exécute avec réticence et acceptera même plus tard de coucher avec elle – avant de marquer, lui aussi, ses distances. Ce positionnement du collègue comme substitut d’un père exigeant laisse entendre que c’est moins l’affection qui a manqué à Nora qu’une figure de la loi, de la transmission. Dans un film où la psychanalyse est représentée par la mère morte, le thème d’un amour incestueux refait surface : de la fille vers le père, mais aussi du père vers la fille. La fille aînée, substitut d’une mère disparue trop tôt, aurait été dangereuse pour Gustav. Il aurait préféré s’en protéger par d’autres femmes, d’autres amours; et Nora elle-même se serait interdit toute relation pour la même crainte. Si loins l’un de l’autre, ils étaient trop proches. Il arrive que la communication ait lieu par le biais d’un fantasme inconscient : on connaît l’affinité du cinéma avec l’inconscient.

Un film fait par un homme (Joaquim Trier) qui met en scène de la part d’une fille (Nora) une demande de père, voilà qui peut, à l’époque de #Metoo, être critiqué comme paternaliste ou expression d’un patriarcat toujours renouvelé. Une partie du mouvement LGBTQ l’affirme et le réaffirme : après tout, on peut se passer de père. Personne ne pourra jamais démontrer avec certitude que cette assertion est vraie ou fausse. Tout dépend des circonstances et des singularités. On a le droit de penser que le désir de père est toujours d’actualité – et d’ailleurs d’autres films en font état, comme par exemple Don’t let the Sun (Jacqueline Zünd), projeté lui aussi au festival de Locarno 2025.

  1. Interprété par Stellan Skarsgård. ↩︎
  2. Sissel, la femme de Gustav, vient de mourir, mais s’il y a du deuil dans le film, c’est à l’égard de la mère. ↩︎
  3. Interprétée par Renate Reinsve. ↩︎
  4. Interprétée par Inga Ibsdotter Lilleaas. ↩︎
  5. Mi-norvégien, mi-suédois, comme le réalisateur Joaquim Trier. ↩︎
  6. Cette idée est venue à Joaquim Trier après la vente de sa propre maison familiale, et la naissance d’un enfant. ↩︎
  7. Ce film tourné dans une maison bourgeoise d’Oslo ne pouvait être que norvégien. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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