Un art digne de ce nom ne reposerait sur aucune preuve pour se légitimer
Il y a beaucoup de définitions de l’art, mais aucune ne convient tout à fait. Peut-être cette difficulté ne tient-elle pas au hasard, ni à nos insuffisances, ni à la multiplicité des pratiques, ni même à l’impossibilité du choix dans l’immense cohorte des analyses proposées dans la littérature, la théorie, le monde dit « de l’art » ou ailleurs, car peut-être ce qu’on nomme art est-il indéfinissable, et peut-être même sa qualité dite « artistique » repose-t-elle précisément sur cela, son indéfinissabilité. En tout cas dans le monde moderne il existe un lieu qui prétend à l’arbitrage, à la sélection, à la distinction entre ce qui en est (de l’art) et ce qui n’en est pas : le marché. Postulat : ce qui se vend sur le marché (dit de) l’art est artistique. Bien entendu ce postulat est circulaire, il ne prouve rien, mais c’est le but de la manœuvre, car justement on ne peut rien prouver, et c’est cette incertitude qui fait la beauté de l’art, n’est-ce pas ?
Imaginons que le cinéma, qui se dit septième art et prend assez souvent l’art (ou ce qui s’en dit) comme thème, imaginons qu’il puisse nous aider à nous y retrouver. J’ai cherché un film où la question de l’art pourrait être posée dans sa plus grande pureté. Il n’y avait pas tant de candidats que ça, et je me suis arrêté, par exemple, sur L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961). Il y a de l’incertitude, de l’indétermination dans ce film, comme il y en a (par exemple) dans Paterson (Jim Jarmusch, 2016) : une page vierge où écrire son secret, où ce qui s’écrit se dépose sans trace, sans concrétisation. Il est clair que ni dans un cas, ni dans l’autre, le marché n’intervient comme critère, ce qui, à mon avis, est une preuve de pureté. Ces deux films sont des œuvres dites « d’art », et en même temps elles renvoient à un genre d’art, peinture ou poésie selon les cas. Dans Pont des Arts (Eugène Green, 2004) c’est encore autre chose, la voix porte la dimension dite artistique, sans que celle-ci ne se traduise par un événement du même ordre (artistique), puisque la locutrice s’est donné la mort, où ? Précisément sur le pont des Arts. Mourir pour l’art, sur le pont des arts, c’est se dégager de toute épreuve par le marché. Cela ne nous donne aucune définition, mais une piste.
On trouve à peu près l’inverse dans le film de Cédric Klapisch, La Venue de l’Avenir (2025). Le titre est séduisant, prometteur, mais curieusement l’histoire est entièrement tournée vers le passé. Une trentaine de cousins retrouvent dans la maison normande de leur aïeule morte probablement vers 1944 un tableau de Claude Monet, que nous ne voyons jamais sur l’écran. Bien entendu leur première réaction est de le faire expertiser. Ils apprennent que sa valeur est inestimable, mais aucun d’entre eux ne le regarde véritablement. Ils s’intéressent aux photos d’époque et tentent de deviner comment ce tableau a pu aboutir dans cette maison isolée. Heureusement l’un d’entre eux rêve et par une sorte de télépathie, nous comprenons que l’aïeule est la fille naturelle de Monet. Le marché, la généalogie, la filiation, la mise en valeur de la dite œuvre d’art(confirmée par une spécialiste légitime puisqu’elle travaille dans un musée), la relation amoureuse entre la mère de l’aïeule et les artistes (Monet et Nadar), voilà ce qui au lieu de confirmer l’art le remplace, s’y substitue. Il est question de référence artistique, mais jamais au fond de cette chose mystérieuse que l’on nomme art.