Weapons aka Evanouis (Jack Cregger, 2025)

Rien ne peut empêcher que le rêve de vengeance, de possession, d’emprise mentale sur autrui, déborde de son intention initiale

Le garçon s’appelle Alex Lilly, il doit avoir 9 ou 10 ans. Plus petit que les autres, il est harcelé par les élèves de sa classe (garçons et filles). Ses parents ne se rendent compte de rien. Chaque jour quand son père l’accompagne en voiture il fait semblant d’être un élève comme les autres, mais l’école pour lui est une souffrance, un cauchemar. Ce qui arrive alors ressemble à une histoire de sorcellerie, une fiction. C’est une tante qui arrive chez lui nommée Gladys – la tante de sa mère semble-t-il, très âgée, avec un look de sorcière, et elle fait exactement ce qu’Alex aurait pu désirer – consciemment ou inconsciemment. Elle ne tue pas ses parents mais les endort, les maintient dans une sorte de paralysie qui les empêche d’avoir la moindre influence sur leur fils. Les parents neutralisés, c’est apparemment Gladys qui prend la direction des opérations, donne des ordres à Alex, mais on peut deviner qu’en réalité le chemin est inverse, Gladys accomplit le désir d’Alex en ensorcelant les 17 enfants de sa classe, en les faisant tous s’enfuir à 2h17 pile en courant de la même manière pour les emprisonner dans sa cave afin, peut-être, de prélever leur vitalité et leur sang. Le lendemain de la disparition, Alex se retrouve seul à l’école avec l’institutrice Justine Gandy1, la seule qui l’ait écouté, qui ait tenu compte de ses difficultés, qui ait été gentille avec lui. Tout se passe comme si le fantasme d’Alex s’était incarné dans les actions de Gladys. On le change de classe et Justine se trouve mise en accusation, isolée par Andrew Marcus, le directeur de l’école, et prise comme bouc émissaire par les parents d’élèves qui ne savent pas qui accuser pour la perte de leurs enfants.

L’ambiguïté du film tourne autour du personnage de Gladys. Avec ses cheveux teints et son rouge à lèvre intense, elle accomplit d’improbables actes de magie avec des bouts de bois, des gouttes de son propre sang et des mèches de cheveux de la victime, une imitation guère crédible de vagues rites vaudous. Elle a si peu de substance qu’on n’arrive pas à croire que le directeur puisse la prendre au sérieux. L’astuce du film tient au manque de substance de ce personnage au maquillage de clown. Son irruption masque le véritable thème qui est la toute-puissance d’Alex, capable de tenir sous son emprise 17 enfants, leurs parents et d’autres personnes envoûtées par ce spectre irréel qu’est Gladys. On peut interpréter le film en soutenant que Gladys n’existe pas, qu’elle n’est que la projection des pensées intimes d’Alex. Les autres aspects du récit comme la relation de Justine avec le policier Paul Morgan ou l’intervention de James Anthony, ce junkie qui découvre par hasard les enfants emprisonnés, ne sont qu’une dérivation sur le chemin de la question centrale : comment agit le pur et simple psychisme d’un enfant.

Le film est descriptif. Passant d’un personnage à l’autre (Justine – Archer – Paul – James – Marcus – Alex), il clarifie peu à peu l’énigme de départ et finit par une explication claire, sans faille, sans ellipse : tout est de la faute de Gladys, la tante dépravée, la sorcière brutalement assassinée à la suite d’une course folle, plus comique qu’horrifique, par les 17 enfants. Envoûtés par Alex, ce sont eux, les harceleurs, qui auront puni la coupable, sans que jamais leur responsabilité dans la cause initiale n’ait été évoquée. Ils ont été utilisés comme des «Weapons », des armes, titre anglais du film plus exact que le titre français, Evanouis. Dans le cours du film d’autres personnages avaient été transmutés en armes : le drogué, le policier, le directeur d’école, et même provisoirement Archer Graff, le parent d’élève qui s’est introduit avec Justine dans la maison d’Alex. Transformer les enfants et plus généralement les humains en armes, ce pourrait être la définition du projet populiste, déjà décrit en détail par Orson Welles dans 1984. Détruire leur capacité de penser par eux-mêmes pour en faire les instruments de la haine n’est pas qu’une circonstance, c’est un projet politique. Ne pouvant pas l’accomplir par ses propres moyens, Alex a inventé Gladys qui était elle-même une arme, avant de détourner contre elle ses armes magiques. Quand la haine commence à déborder, on ne peut plus l’arrêter. 

Une emprise qui se répand n’a plus de limite claire : il y a les enfants envoûtés, leurs parents en colère, les suspicions dans l’école, la méfiance des voisins, les bandes du quartier et finalement toute la ville de Maybrook (Pennsylvanie). Tous croient Justine coupable à cause de son passé, de sa tendance à l’alcoolisme, mais l’inverse est vrai : c’est sa tendance à l’empathie qui la protège de la haine. Elle seule aura été lucide en cherchant à dialoguer avec le petit Alex. Archer, l’entrepreneur en bâtiment, finit par échapper lui aussi à l’emprise d’une autre manière : le raisonnement. Cherchant à savoir dans quelle direction vont les enfants, il pointe vers la maison d’Alex. Conformément à certains canons hollywoodiens, le film se termine « bien ». Archer récupère son fils, Alex se réconcilie avec ses parents et Justine émue est en pleurs. Il aura fallu pour en arriver là que le désir de destruction d’Alex soit redirigé sur Gladys, cette sorte de mère de substitution qui pourtant l’avait sauvé. Après s’être ligués contre lui dans le cadre scolaire, les 17 enfants se liguent contre Gladys qui est aussi une autre figure de lui-même. Tout s’est déplacé, mais rien n’a vraiment changé. L’emprise maléfique mise en cause ne disparait pas complètement. Les parents d’Alex ne quittent pas leur état catatonique, les enfants revenus chez leurs parents ne retrouvent pas nécessairement la parole. La société a repris le contrôle, mais l’affaire n’est pas close. Le fait que cette histoire soit racontée, deux ans plus tard, par une voix off d’enfant qui explique qu’Alex est maintenant hébergé par une autre tante dans une autre ville montre que l’histoire pourrait se répéter n’importe quand, n’importe où.

Le harcelé qui retourne contre d’autres la haine exercée contre lui se met lui aussi sous son emprise. S’il la considère comme un instrument légitime (une arme), une action normale, justifiée, c’est d’abord parce qu’il l’a vue dans le regard de l’autre. En présentant comme une réalité ce que nous pouvons interpréter comme un rêve de petit garçon, le film met en valeur un mécanisme répandu depuis toujours mais dont l’extension et les moyens (réseaux sociaux, algorithmes, IA) ont atteint aujourd’hui une ampleur terrifiante. Ce qui fait horreur dans le film est moins une violence humoristique et grotesque que l’étendue inouïe, la généralisation de l’emprise. 

  1. Interprétée par Julia Garner. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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