Contre l’emprise, on ne peut pas lutter frontalement – mais seulement par la voie indirecte et transversale, la déprise
Il y a dans l’emprise plus d’une dimension perverse. Comme tout pouvoir, elle provoque l’autre à répondre par un contre-pouvoir, une contre-emprise, mais alors l’autre se trouve dans une situation spéculaire, il risque d’imiter celui qu’il combat. Ce problème se manifeste dans tous les domaines, politique bien sûr, quand le révolutionnaire au pouvoir devient lui-même dictateur ou quand le politicien trahit ses promesses pour plagier l’adversaire, affectif quand la frustration se transforme en agressivité, émotionnel quand un choc conduit la victime à frapper à son tour. Pour se libérer vraiment de l’emprise, il faut faire un pas de côté, laisser le temps faire son œuvre. Prenons le cas de deux actrices qui ont déclaré avoir été, pendant leur adolescence, sous l’emprise d’un réalisateur : Judith Godrèche avec Benoît Jacquot (La Désenchantée, 1990), et Adèle Haenel avec Christophe Ruggia (Les Diables, 2002). Pendant des décennies, éloignées de lui, elles ont vécu leur vie. Il a fallu ce temps de la déprise pour qu’elles se décident à porter plainte, à dénoncer explicitement l’emprise. Alors ces deux hommes, au-delà des décisions judiciaires, ont vu leur carrière brisée, leur position sociale détruite. Faut-il vraiment toujours que la dénonciation d’un pouvoir se traduise par un contre-pouvoir ?
Dans un tout autre domaine, prenons le cas d’un réalisateur qui, pour son premier film, À bout de souffle (1960), se détache des conventions, des usages, des méthodes et de l’organisation de ses prédécesseurs pour le tournage et le montage. Il laisse ses acteurs improviser, crée ses dialogues à la dernière minute, filme les rues et les figurants tels qu’ils se présentent, se sert des vêtements portés ce jour-là par les acteurs, multiplie les citations et les collages, laisse venir à la dernière minute le dénouement, etc. Il y a là, comme le montre Richard Linklater dans Nouvelle Vague (2025), plus que du détachement, un certain degré de perte de contrôle. Néanmoins la perte n’est que relative, elle est elle-même contrôlée, ce film est un film de Jean-Luc Godard, il le signe et l’assume de bout en bout sans avoir jamais laissé l’équipe ni le producteur limiter son emprise. Déprise et emprise sont associées et forment pour longtemps la singularité de Godard.