Trás-os-Montes (Antonio Reis et Margarida Cordeiro, 1976)
« Il faut que je te porte », dit la terre, et tu répéteras le cycle
Le film a été tourné dans plusieurs villages de la province de Trás-os-Montes, au Nord-Est du Portugal, entre Bragança et Miranda do Douro1, à une époque où il n’y avait pas encore d’électricité dans certains de ces villages et où les dialectes locaux (le mirandês) étaient encore largement parlés. Selon les réalisateurs, la culture en vigueur dans les années 1970 ne peut pas être dissociée de traditions millénaires, d’origine celtique voire néolithique. Le film tend à faire remonter ces traditions assez peu ancrées dans le catholicisme vers la surface, à leur offrir une expression moderne (cinématographique) en mêlant documentaire, fiction, commentaire politique, démarche anthropologique et aussi esthétique, ce qui donne une composition unique, incomparable, qui va au-delà de la description. On voit d’abord des enfants dans leur vie quotidienne, leur rapport à la maison, à la mère, plus rarement au père2, aux champs, aux troupeaux, aux montagnes, aux villages. Jamais ils ne sont dissociés de cet ensemble, jamais ils ne sont complètement séparés des générations précédentes. Deux d’entre eux voyagent dans le temps, à peine étonnés de rencontrer un couple médiéval jouant aux échecs aux pieds d’un rocher, ou d’être devenus, dans leur propre village, leurs propres ascendants. C’est ainsi que le temps s’étale, s’indifférencie – voire s’efface, tandis que l’espace se referme sur lui-même, se clôture. Tout se passe comme si les différentes générations vivaient ensemble, dans un passé-présent sans fin. S’ils émigrent vers l’Argentine, l’Italie, la France ou dans les colonies africaines (bien que celles-ci ne soient pas nommées explicitement), c’est pour briser cette fatalité. Un personnage en voix off explique que l’au-delà des frontières3, bien que proche, est extrêmement lointain. Avec ses politiques et ses législateurs, la capitale l’est encore plus4.
Réalisé peu après la Révolution des Œillets (25 avril 1974), ce film a déclenché l’enthousiasme de Jean Rouch5, Serge Daney6 ou Joris Ivens7. Jean Rouch y voit la révélation d’un nouveau langage cinématographique, marqué par « une communion difficile entre les hommes, les paysages, les saisons », appuyée sur la poésie et les fantômes du mythe. Selon Joris Ivens, « souvent le son s’implante dans le grand silence des paysages, des rochers, des arbres, qui sont tous liés par une force secrète, poétique aux valeurs élémentaires et solides de la vie quotidienne de ces montagnards isolés, loin de la capitale, loin des lois du pays ». Que se passe-t-il entre la terre et les habitants ? On a l’impression que ce ne sont pas eux qui exigent quelque chose d’elle, c’est l’inverse. La terre s’impose à eux par son horizon, ses rythmes, ses besoins, ses aspérités, ses dénivelés, et aussi son sous-sol (les mines). Ce ne sont pas les habitants qui portent la culture, c’est le territoire avec ses villages, ses bâtiments, ses animaux et peut-être aussi ses chants. Elle leur dit : « Il faut que je te porte », et ils ne résistent pas, ils s’inclinent, ils (re)vivent indéfiniment le même cycle de vie sans se distinguer de leurs parents ni de leurs ancêtres. Entre les danses et les processions, les souffrances, les maladies, les guérisons et les morts, les funérailles reviennent, les repas se prennent en silence, les enfants naissent et s’en vont, les lettres arrivent en ne disant que ce qu’on attend d’elles. Il n’y a pas d’autre invention possible, pas d’autre rupture imaginable que par le départ, la fuite l’éloignement ou l’émigration. Le train qu’on voit à la fin du film ne mène pas ailleurs, il ne mène qu’ici, vers l’horizon noir, immobile, dont la composante principale n’est pas le ciel, mais le sol. Ce film extraordinairement poétique ne tend pas vers le nouveau, mais vers un cycle éternellement répétitif.
- Deux villes situées à 75 km l’une de l’autre. ↩︎
- Dans une scène du film, le père revient d’Argentine, et y repart presque aussitôt (longue scène d’environ 2 minutes de départ à dos d’âne). ↩︎
- Il s’agit de l’Espagne, de l’autre côté des gorges du Douro, mais un enfant se trompe et parle d’Alemanha (ou a émigré son père) plutôt que d’Espanha. ↩︎
- Un extrait d’un texte de Kafka dans La muraille de Chine est cité, traduit en dialecte local : « Et pourtant bien plus loin que la frontière, s’il est possible de comparer de telles distances – c’est comme si l’on disait qu’un homme de trois cents ans est plus âgé qu’un homme de deux cents ! – bien plus lointaine encore que la frontière se dresse la capitale. Des combats de frontières nous recevons par-ci, par-là quelque nouvelle, mais de la capitale à peu près jamais rien, nous autres, gens du peuple, veux-je dire, car les fonctionnaires du Gouvernement ont d’excellents communications avec la capitale En deux ou trois mois seulement, ils peuvent recevoir un message de là-vas, à les en croire du moins ! ». ↩︎
- Lettre envoyée avant le 25 juin 1976 au directeur du Centre Portugais du Cinéma. ↩︎
- Cahiers du cinéma 276, mai 1977. ↩︎
- Libération du 27 mars 1978. ↩︎