Le ciel du Centaure (Hugo Santiago, 2015)
Un film qui, pour se faire Œuvre de cinéma, doit être lu, entendu, expliqué, transmis, interprété, admiré.
Le Ciel du Centaure se présente comme un conte fantastique. Un jeune étranger, qu’on appelle l’Ingénieur sans jamais dévoiler son nom, arrive à bord d’un navire dans le port de Buenos-Aires. Son père l’a chargé de déposer un colis dont il ne connaît pas le contenu chez un ami, un certain Victor Zagros. Cet homme étant introuvable à l’adresse indiquée, l’Ingénieur suit les indications qui lui sont données. Il tombe dans les mains d’une bande qui lui vole son paquet, rencontre une charmante jeune femme dans un musée, un esthète homosexuel, etc., et finalement se trouve en présence de l’homme recherché. Que lui remet-il ? Une pièce qui se trouvait dans le paquet, un roi qui vient compléter un jeu d’échecs. Faisant le bilan de son parcours, il se rend compte que sur la carte de Buenos Aires, la forme d’un Phénix a été tracée.
C’est un film qui donne le sentiment d’une sorte de décalage ou de forçage – quelque chose comme un film pour philosophes s’adressant à des philosophes, c’est-à-dire autre chose qu’un film, une leçon de philosophie qui, en se présentant un peu trop comme telle, menacerait le caractère cinématographique du film. En effet ce film est indissociable d’un livre qui l’a immédiatement suivi, publié en 2016, co-signé par Alain Badiou, Jean-Luc Nancy et Alexandre Garcia Düttmann, sous le titre Sur « Le Ciel du Centaure » de Hugo Santiago (redoublant le nom du film et le nom du réalisateur), comme si le film leur avait été destiné, à eux trois, en raison de leur amitié commune avec le réalisateur Hugo Santiago. Et d’ailleurs ce livre n’est pas solitaire, il se réfère à un autre livre, publié par Gilles Deleuze, Jean-Pierre Faye, Jacques Roubaud et Alain Touraine en 1974, juste après le « scandale » provoqué à Cannes par un autre film de Hugo Santiago, Les autres. Mais Les autres n’était pas adressé à des philosophes. S’ils l’ont défendu, aux côtés de Marguerite Duras, Nathalie Saraute ou Alain Robbe-Grillet, c’était pour cause d’urgence politique ou esthétique – et pas par un souci principalement philosophique. Dans le cas du Ciel du centaure, l’histoire semble un peu trop préfabriquée (pour ne pas dire simpliste), les références semblent trop insistantes, les invites à la réflexion trop lourdes. Cette histoire de Phénix qui se matérialise sur une carte de Buenos-Aires semble, littéralement, téléphonée. On note d’ailleurs chez les philosophes destinataires un style un peu laborieux, comme s’ils avaient écrit sur commande, ou comme si chacun avait trouvé l’occasion de ce film pour réitérer sa propre pensée : l’Idée pour Badiou, le Plaisir pour Garcia-Düttman, la Tautégorie comme allégorie du film pour Nancy, sans parler d’un autre philosophe, Jean-Pierre Zarader, qui dans un texte publié séparément la même année, s’interroge longuement sur l’Œuvre comme telle, et sur sa transmission. Un film fait pour des philosophes est-il encore un film ? On peut se poser la question.
L’histoire raconte l’aventure d’un fils sans nom (l’Ingénieur), chargé par son père – innommé lui aussi – de transmettre à un homme dont il ne connaît rien d’autre que le nom, Victor Zagros, un objet inconnu enveloppé dans du papier rouge, le paquet. L’aventure a lieu dans une ville qu’il ne connaît pas (Buenos Aires), où les gens parlent une langue qu’il prétend mal connaître (néanmoins il la parle et la comprend). Présenté comme cela, le thème général est l’endettement. Le fils s’est engagé vis-à-vis de son père, et il tient à mener à bout la mission – même si en définitive ce n’est pas lui qui la mène, car il est manipulé de bout en bout. A la fin, le devoir est accompli : l’objet a été transmis. Le fils a même pu rencontrer Victor Zagros, parler avec lui. Est-il pour autant délivré de la dette ? La question reste ouverte, car le film lui-même (le film comme tel, pour autant qu’il existe) multiplie les endettements :
- à l’égard d’autres cinéastes (nombreuses citations),
- à l’égard de la peinture (nombreuses citations),
- à l’égard des philosophes et de la philosophie,
- à l’égard du cinéma (les gangsters mafieux, le film noir),
- à l’égard de Buenos-Aires, de l’Argentine et de son histoire (cf la longue séquence sur la guerre du Paraguay et les tableaux de Candido Lopez),
- à l’égard du tango (c’était fatal),
- et même à l’égard de l’amour, si l’on en croit le petit moment d’intimité avec Elisa, fille de Victor Zagros.
Dans ce qui se présente comme une errance, chaque étape a été rigoureusement calculée. L’itinéraire dans Buenos-Aires ne doit rien au hasard. Il prend à la fin, sans incertitude, la figure du Phénix. L’aboutissement de ce système clos, qui reconduit l’Ingénieur au bateau, était inéluctable. Un homme sans nom, un scientifique, peut-il faire autre chose que de mettre en œuvre un programme ? Un messager chargé de faire le lien entre son père et un ami de son père peut-il faire autre chose que de se rendre à chaque fois au prochain rendez-vous ? L’Ingénieur ne pense pas, il ne décide pas, il suit un parcours opaque qui lui vient de l’autre. Sa responsabilité à lui, ce n’est ni de construire ni de choisir le parcours, c’est de franchir avec persévérance chacune des étapes qui lui est assignée.
Le réalisateur, qui dans le film prête sa voix à Victor Zagros, occupe la place d’un père qui saurait à l’avance quels sont ses destinataires, et qui se croirait capable d’instrumentaliser sans perte ni erreur les déplacements de son fils. A la fin le Phénix, englué dans la ville, ne s’envole pas.