Grave (Julia Ducournau, 2016)
Délivrée du phallique, la sexualité féminine peut se saisir de la chair.
Justine et sa soeur Alexia font les mêmes études que leurs parents (vétérinaire). Voilà déjà qui est étrange pour des adolescentes en révolte. Pourquoi prolonger, l’une après l’autre, cette trajectoire qui semble conduire à une impasse ? C’est la première énigme du film, dont la solution apparente, qui viendra à la dernière image, déçoit quelque peu. Si l’on en restait à cette dernière image, les deux filles n’auraient aucune originalité, singularité, personnalité, elles ne feraient que répéter à une génération d’écart le geste de leur mère. Faut-il croire que le cannibalisme est héréditaire, de mère en filles ? Ce secret de famille, plutôt bien caché jusque là, se manifesterait au moment où le désir sexuel, longtemps étouffé, se libérerait. Cela voudrait dire qu’on pourrait hériter d’un désir et le répéter quasiment tel quel, et que les deux sœurs, sans l’avoir su au départ, partageraient le même désir. Les deux filles seraient programmées par un dibbuk invisible, jusqu’au moment où l’issue fatale se déclencherait. Si je mentionne cette explication génétique, c’est parce que la chute du film la suggère, mais je n’y crois pas.
Avançons une autre hypothèse. A une époque où le végétarianisme est devenu une mode, où un consensus s’impose pour protester contre la violence carnivore, il était fatal qu’il vienne à l’esprit d’une jeune cinéaste de prendre le contre-pied. Vous vous interdisez la viande ? C’est que votre plus grand désir est d’en dévorer, et je vais vous le montrer. Vous n’imaginez pas un instant que vous puissiez être attiré par le cannibalisme ? C’est que le fantasme est si profondément encrypté que vous n’en savez rien. Et pourquoi les parents voudraient-ils protéger leurs filles de la viande, si ce n’est pour refouler le désir qu’ils portent, qui d’ailleurs n’est peut-être pas le leur car rien n’exclut qu’il soit hérité d’une génération antérieure.
Mais l’originalité de ce film féminin n’est pas là. Il est dans le conjonction de l’horreur et de la sexualité féminine. Ces soeurs jalouses partagent le même désintérêt pour la fonction phallique. Ce qui les attire dans le corps du même garçon gay, ce n’est pas son sexe, c’est sa chair. Elles veulent le mordre, le faire saigner, l’avaler tout cru – et d’ailleurs elles ont la même relation entre elles : elles se mangent l’une l’autre. Comment deux soeurs peuvent-elles avoir envie non seulement de se mordre, mais de se manger ? Il faut prendre cette question au sérieux, en-dehors de toute généalogie. C’est la principale curiosité du film, là où ça résiste, là où ça ne renvoie à rien de compréhensible, là où, peut-être, on approche du coeur du continent noir. Pas étonnant que la façon de manger de Justine ressemble par certains aspects à celle de la triste héroïne de La vie d’Adèle. Après tout, préférer sa soeur est une sorte de relation homosexuelle, ce sont deux corps complices qui s’auto-affectent de peau à peau, de chair sanguinolente à chair sanguinolente, de cicatrice à cicatrice. La véritable image finale du film ne serait pas alors la dernière, mais l’avant-dernière, celle de la prison, quand les deux soeurs s’embrassent à travers la vitre et scellent leur complicité. Oui, semblent-elles dire, il y a du désir en-dehors de l’échange sexuel. On peut ignorer les lois, l’autorité, et même la solidarité adolescente (celle qui découle de l’initiation patriarcale des bizuts), en se nourrissant de chair.
La sexualité féminine, on ne sait jamais ce que ça peut donner. Une sexualité qui n’aurait plus rien de sexuel (du sexe sans sexe), un désir de chair qui n’aurait plus rien de charnel au sens courant ? On ne voit pas où elle peut s’arrêter.