Les Crimes du Futur (David Cronenberg, 2022)

Le « cancer créatif », essentiellement anarchique, dangereux, létal, que ni l’art ni les pouvoirs ne peuvent stabiliser, appelle une transformation inouïe, à venir

Après plus d’un demi-siècle, David Cronenberg a repris le titre d’un film qu’il avait réalisé en 1970, Les Crimes du Futur1. Ce n’est ni un remake, ni une suite, mais le prolongement d’une problématique qu’il n’a jamais abandonnée, celle du cancer créatif, une expression ambiguë qu’il avait mise en avant à l’époque, et dont l’actualité ne se dément pas, au contraire2. Le cancer se traduit par une production d’organes supplémentaires. Il peut tuer, mais il peut aussi ouvrir d’autres possibilités, dans le champ de l’art ou dans le monde, la sphère économico-sociale. Il peut condamner, détruire l’humain, mais il peut aussi, peut-être, le sauver. Les deux films se terminent sur des pleurs, liés tous deux au sacrifice d’un enfant. En 1970, on pouvait craindre que la petite fille de cinq ans ne soit jamais en mesure de procréer – c’était la fin de l’humanité, Adrian Tripod pleurait des larmes noires. En 20223, le petit garçon de huit ans est tué dès le début du film par sa propre mère, mais sa faculté unique de pouvoir se nourrir de déchets plastiques4 est reconduite par Saul Tenser qui en pleure lui aussi, mais de joie et d’extase, comme si l’humanité pouvait être sauvée par cette mutation. En 1970, on ne trouve aucun remède possible à l’épidémie, mais en 2022, un groupe insurrectionnel, révolutionnaire, détourne la production d’organes pour permettre à l’homme de se nourrir de ses propres déchets5. Il n’est pas évident que ce soit un progrès, mais c’est quand même une ouverture : nouvelle biologie, nouvelle sexualité, nouveaux pouvoirs.

Le point de départ des deux films, c’est qu’il y a du supplément. David Cronenberg privilégie le supplément corporel, l’organe qui pousse à l’intérieur du corps. Il vient en plus, sans fonction déterminée. On pourrait ne pas s’en occuper, attendre qu’il détruise le corps, qu’il tue. On pourrait aussi simplement l’extraire et le jeter, comme objet nocif. Saul Tenser6 et sa compagne la chirurgienne Caprice7 agissent autrement. Profitant des progrès de la médecine qui a éliminé la douleur (mais pas la souffrance8), ils font de l’extraction des organes inutiles une performance, et de l’organe objectivé une œuvre d’art qui sera exposée, exhibée9. Dissociée de ses conditions de production, dans son unicité, on la considère comme belle. On l’admire. On peut même y trouver du plaisir, de la jouissance, y compris sexuelle. On est fasciné par son extraction10. Ils auraient pu continuer à exploiter le corps de Saul Tenser pour en retirer des merveilles, si le pouvoir ne s’en était pas mêlé. Mais voilà qu’ils sont convoqués dans un tout nouveau bureau, le National Organ Registry, dirigé par Mr Wippet et son assistante Timlin11, qui exige que chaque nouvel organe soit tatoué et enregistré pour éviter une évolution incontrôlée du corps humain. Si n’importe qui peut le transformer, alors c’est l’intégrité de l’espèce qui est menacée, et le gouvernement ne veut pas en entendre parler. On tolère la Desktop Surgery (chirurgie transformatrice à la demande), à condition qu’elle soit autorisée par le pouvoir. Si l’organe créé devient fonctionnel, s’il sert à quelque chose, alors la problématique de la beauté soutenue par Saul et Caprice s’effondre. Le problème n’est plus esthétique, mais social. Le gouvernement et les services secrets (la New Vice Unit, NVU) entrent dans la danse. C’est un enjeu politique : certains veulent se débarrasser de l’organe-objet, d’autres tiennent à la conserver, le cataloguer, l’archiver12, d’autres encore veulent l’utiliser, s’en servir. 

S’il y a pouvoir, répression, c’est qu’il y a aussi transgression, insurrection. Le film commence par le meurtre du jeune garçon de huit ans, Brecken, par sa propre mère, Djuna Doctrice13. Elle ne supporte pas de le voir manger du plastique. Pour elle, l’enfant n’est déjà plus humain, c’est un monstre, une chose. Elle accuse son ex-mari Lang de l’avoir inventé, fabriqué. Celui-ci ne nie pas. Quand il s’adresse à Saul Tenser pour lui demander d’autopsier son fils en public, il assume. Oui, il a fait en sorte que son fils puisse naturellement manger du plastique14. Lui aussi en mange, car ses propres organes ont été modifiés artificiellement. Il n’est pas le seul : des milliers de personnes dans le monde ont subi cette opération. Permettre à l’humanité de se nourrir de ses déchets plastiques est un devoir, une solution aux problèmes industriels. Saul Tenser est ébranlé. Et s’il avait raison ? Alors que jusqu’alors il soutenait le gouvernement au nom de la beauté, il se demande s’il ne faudrait pas utiliser autrement la Cancer Creation qui se manifeste avec de plus en plus d’insistance dans son corps. Caprice le prévient : si ça va trop vite (Accelerated Evolution Symptome), le cancer peut devenir létal, et dans cette hypothèse il ne lui resterait pas longtemps à vivre.

C’est alors que le couple consent à une autre performance, tout à fait nouvelle pour eux : la Brecken Autopsy. Il s’agit d’autopsier le petit garçon pour montrer l’intérieur de son corps. Ils font modifier la machine qu’ils utilisent pour la fabrication d’organes, de marque Sark, par une société spécialisée, LifeFormWare. Lang Dotrice est persuadé qu’en montrant la beauté des organes de son fils mort, il marquera des points auprès du public, mais c’est le contraire qui arrive. Les organes extraits sont laids, tatoués. Lang s’effondre, en pleurs. Il est assassiné par les employés de LifeFormWare. Caprice et Saul comprennent qu’ils ont été trahis : les organes ont été modifiés par Timlin qui, comme Djuna, est une agente de la NVU15. Il s’agissait, depuis le départ, de déconsidérer les Plastic-Eating Comrades

Le film se termine sur une note transhumaniste – peut-être testamentaire. Saul Tenser et Caprice semblent renoncer à leur projet esthétique. Dans ce monde sans âge où la laideur est externe (des rues sales16, des décors sordides, des aliments répugnants) et la beauté concentrée à l’intérieur du corps (thème de l' »inner beauty », récurrent chez David Cronenberg), il n’y aurait pas d’autre solution que de soumettre la créativité à l’utilité. L’objet-pharmakon, à la fois bon et mauvais, est sélectionné en fonction de sa productivité, son usage. La sexualité génitale (hétérosexuelle) est remplacée par une opération chirurgicale17, la pénétration directe dans le corps de l’autre, qui ne tient pas compte de la différence des sexes. La jouissance résulte de l’ouverture littérale du corps, dans l’immédiateté du geste18. La procréation semble avoir disparu, remplacée par la production d’organes.

Faudrait-il, pour survivre, renoncer aux corps différenciés et bouffer des déchets ? Ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres. D’autres crimes futurs, virtuels, attendent ce qu’on nomme encore l’humain. Seront-ils salutaires, ou au contraire monstrueux ? C’est imprévisible.

  1. Le réalisateur explique qu’il découvert cette expression dans le film danois Hunger (en français La faim, Hanning Carlsen 1966), et a chargé ensuite à la traduire dans un film. ↩︎
  2. Peut-être l’œuvre de Cronenberg est-elle, elle aussi, un « cancer créatif ». ↩︎
  3. L’écriture du scénario date de 1998. ↩︎
  4. Pas n’importe quels déchets : dans le film, il mange une poubelle en plastique. ↩︎
  5. Une problématique déjà ouverte par Soleil Vert (Richard Fleischer, 1973). Tous comptes faits, il vaut mieux se nourrir des déchets de son industrie que de cadavres humains. ↩︎
  6. Interprété par Viggo Mortensen – qui a fait jouer à David Cronenberg le rôle d’un coprologue dans son film récent, Falling (2020). On peut entendre, dans le nom « Tenser », les vibrations du corps. ↩︎
  7. Interprétée par Léa Seydoux, qui n’a pas de nom de famille, comme si elle n’était qu’une simple présentatrice. ↩︎
  8. Saul Tenser se présente sans cesse comme un corps souffrant, vieilli, ce qui présente peut-être un caractère autobiographique pour le réalisateur. ↩︎
  9. David Cronenberg a mis en pratique l’exhibition de son propre corps, en vendant ses calculs rénaux en NFT. ↩︎
  10. Les appareils utilisés pour cette opération ne sont pas électroniques, mais analogiques. Ils ne sont pas contrôlés par des algorithmes, mais par des gestes. David Cronenberg reste ancré dans la culture classique (peinture, sculpture). ↩︎
  11. Interprétée par Kristen Stewart dont les paroles et les gestes heurtés, mécaniques, traduisent l’embarras. ↩︎
  12. Saul Tenser a conservé toutes ses organe-productions dans une archive, la Tenser Organography : une sorte de musée agréé par les autorités gouvernementales. ↩︎
  13. La scène se passe sur une plage, devant l’épave d’un gigantesque paquebot échoué – allégorie de l’effondrement d’un monde. Cette ruine n’était pas prévue dans le scénario, elle a été découverte lors du tournage sur place. ↩︎
  14. Il semble que certaines bactéries soient capables de se nourrir de plastique. ↩︎
  15. Au contraire, son collègue Wippett semble complice des insurgés. ↩︎
  16. Ce sont les rues d’Athènes, mieux adaptées au projet du film que celles de Toronto, et peut-être aussi plus propices à l’idée même de tragédie. ↩︎
  17. Slogan : « Surgery is the new sex ». ↩︎
  18. Ce qui renvoie au credo de David Cronenberg, réitéré dans plusieurs films dont celui-ci : « Body is reality ». ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *