2046 (Wong Kar-wai, 2004)

Quand le secret de l’amour est enfoui, définitivement inaccessible, il n’y a plus d’horizon, il ne reste que la confusion des plaisirs

Les prises de vues pour un film qui au départ avait pour titre Un été à Pékin auraient dû commencer en 1997, l’année de la rétrocession de Hong Kong à la Chine. Puis le projet a évolué, il a été question d’une histoire de nourriture dont le titre était : Three Stories about Food, dont le récit tournait autour d’un restaurant. Puis deux branches de ce récit ont été abandonnées, et le véritable tournage s’est enclenché en 1999 à Bangkok où le cinéaste a trouvé des lieux ressemblant aux rues des années 1960 à Hong Kong, détruites depuis lors. Il semble qu’il ne se soit rien passé les six premiers mois, Wong Kar-wai passant un temps infini à écouter des disques et composer des plans, puis le tournage a débuté avant de s’arrêter, quatre fois, pour continuer par morceaux, les comédiens étant rappelés pour de nouvelles scènes. Finalement les rushes duraient dix fois plus que prévu, il a fallu terminer le montage d’un premier film en catastrophe pour le festival de Cannes de 2000 sous le titre In the Mood for Love, puis un autre pour le festival de 20041, sous le titre 2046. 2046 est la dernière année prévue pour le régime spécial de Hong Kong (un pays, deux systèmes), un engagement qui n’a pas été respecté par le régime chinois qui a pris le contrôle complet du territoire en 2020. Les deux films sont indissociables, bien que les personnages n’y jouent pas exactement les mêmes rôles. On peut parler d’une continuité chronologique puisque le premier récit commence en 1962 à Hong Kong et se termine en 1966 au Cambodge, tandis que le second commence en 1966 à Singapour et se termine en 1970 dans la même ville après un passage par Hong Kong – tous les personnages étant originaires de Shanghai, comme Wong Kar-wai lui-même. Mais l’un n’est pas la suite de l’autre, il s’agit plutôt d’une excroissance, d’une variation autour de la chambre 2046 – le même numéro mais pas le même hôtel, et pas non plus les mêmes événements. Ce qui s’est passé dans cette chambre à Hong Kong en 1962 est resté secret, tandis que ce qui s’est passé dans l’autre chambre de même numéro en 1966 nous est montré avec quelque détail, y compris les scènes sexuelles, et pourtant c’est la question du secret qui reste, jusqu’à la fin, prévalente. La jonction entre les deux films se fait par la phrase qui termine In the Mood for Love : “Il se souvient des années évanouies / comme s’il regardait à travers une fenêtre poussiéreuse.”

Le film commence comme une parodie de science-fiction qui pourrait faire penser à La Jetée, de Chris Marker (film sorti en 1963, justement) : « En cette année 2046, la terre est prise dans un immense réseau ferré et un mystérieux train part régulièrement vers 2046. Le voyageur en partance pour 2046 n’a qu’une idée en tête : retrouver ses souvenirs perdus. Car on dit que rien ne change jamais à 2046. Mais on ne peut pas en être certain car nul n’en est jamais revenu ; sauf moi. Le voyageur qui tente de revenir de 2046, n’a pas toujours la tâche facile. L’un s’en va sans mal quand l’autre met un temps infini à y parvenir. Combien de temps ai-je passé dans ce train ? La solitude me pèse. » Il s’agit d’un roman écrit par le personnage principal Chow Mo-wan2, dont le titre, 2046, rappelle sa liaison avec Mme Chan (Su Li-zhen), qui l’avait aidé pour ses débuts d’écrivain en 1962, racontés dans In the Mood for Love. Dans le film 2046, il est à nouveau aidé par une femme (Wang Jingwen3, la fille du propriétaire de l’hôtel) pour écrire la suite du roman, titrée 2047, comme la chambre où il habite. Tak, le personnage du roman et probable double de Chow, est piégé dans une boucle temporelle. Il tombe amoureux d’une androïde qui ne lui rend pas son amour, et cache un secret qu’il ne peut dire à personne, pas même à elle. Les autres histoires de couples évoquées dans le film se terminent mal, par des pleurs de femme : Loulou, dont le premier amour est mort4 et qui finit elle-même assassinée, Bai Lin, amoureuse de Chow, incapable de se passer de lui, Su Li Zhen, joueuse de cartes homonyme de Mme Chan, qui refuse de partir avec lui mais ne dissimule pas ses regrets. Seule la fille du patron, Wang Jiwen, finira par se marier avec le Japonais qu’elle a choisi. À part cette dernière exception conjugale, dont on peut dire qu’elle confirme la règle, toutes les relations amoureuses du film se terminent dans la mélancolie, la détresse.

L’originalité du film, son énigme, tient à sa façon de poser, par contraste, la question du plaisir. Alors que dans In the Mood for Love M. Chow était modeste, timide, réservé, il devient dans 2046 séducteur, jouisseur, extraverti. Lorsqu’il vivait à Singapour, il a très bien connu Loulou5, demi-mondaine qui prétend ne pas le reconnaître. Son roman de science-fiction est aussi un roman érotique. Il manœuvre pour entrer en relation avec sa voisine de la chambre 2046, Bai Lin6, qui est une sorte de prostituée, et multiplie les conquêtes, les coucheries, sans jamais répondre aux demandes féminines de tendresse ou d’affection : le plaisir, rien que le plaisir. Jamais il ne cède à l’insistance de Bai Lin qui souhaiterait stabiliser leur relation. L’aventure sentimentale de 1962 a laissé des traces en lui, trop profondes pour qu’il puisse la renouveler. Il faut s’en débarrasser, la cacher, la dissimuler, l’encrypter, la transformer en secret inaccessible. Socialisé, balisé, le silence est le gardien de l’ordre social et l’antidote de sa propre mélancolie. C’est une barrière, une protection qui lui évite de s’effondrer. Il exige d’être payé par Bai Lin pour que leur relation reste conditionnelle, transactionnelle. L’amour inconditionnel, qui reste la source sous-jacente, doit rester camouflé, occulté, même s’il ne cesse de faire retour sous d’autres formes : la visite clandestine de Su Li-zhen dans sa chambre, son coup de téléphone muet, son retour sous le nom à peine déguisé de So Lai-chen7. L’érotisme du film, décliné sous de multiples aspects (scènes sexuelles, corps, couleurs, …), n’est que le déguisement d’une débâcle : l’incapacité à refouler un désir qui vient de plus loin.

2046 est aussi un film politique. In the Mood for Love se terminait par la visite du général de Gaulle au Cambodge (1er septembre 1966), faisant allusion au discours de Phnom-penh affirmant l’impossibilité d’une solution militaire dans le conflit vietnamien. Dans 2046, Chow arrive juste avant les émeutes de Hong Kong (avril 1966), retrouve Loulou le 24 décembre8, écrit son roman pendant le couvre-feu (22 mai 1967), et reprend sa vie habituelle en septembre 1967, quand les émeutes ont cessé. Ces allusions, appuyées par des films d’archives, n’ont rien d’innocent. Toutes renvoient à des promesses non tenues, des trahisons. Chow respecte la promesse implicite, non-dite, qu’il avait faite à Su, de ne jamais s’unir avec une autre femme, mais dans le même temps il la trahit en multipliant les aventures. Le même couple promesse / trahison opère dans le champ politique. En ne quittant pas le monde des années 1960, Wong kar-wai respecte la spécificité, l’unicité de Hong Kong, trahie par le pouvoir chinois. En tant que date politique, 50 ans après la restitution de Hong-Kong, 2046 n’arrive jamais. Ce n’est plus qu’un numéro de chambre, le nom d’une ville fictive, qui ne se concrétisera pas. Hong-Kong 2046 est un lieu imaginaire que le régime de Pékin a transformé en concept, en fantasme. Ce lieu mort reste vivant comme horizon politique inaccessible, inconditionnel, aussi inaccessible et inconditionnel que l’amour avec Mme Chan.

Dans ce système politico-psychologique, le parallèle entre plaisir et pouvoir autoritaire est saisissant. Chow se soumet à une obligation, il faut qu’il jouisse9, il faut qu’il accumule le plaisir comme un capital. C’est la preuve du contrôle qu’il croit exercer sur lui-même, de la toute-puissance qu’il croit avoir enfin acquise. Les pouvoirs autoritaires doivent eux aussi constamment vérifier leur contrôle, leur domination sur la vie sociale, économique, politique. Mais du côté des peuples comme de l’inconscient, ça résiste. La révolte est rare, exceptionnelle, mais le malaise subsiste et aussi la dépression, l’obligation de dissimuler, de cacher son inclination, de la transformer en secret dont l’aveu ne peut être fait qu’à l’extérieur, loin, dans une cavité poussiéreuse et définitivement close. Sans perspective d’avenir, le temps s’arrête. Les hommes sont tristes, désespérés10, et les femmes pleurent.

  1. Film annoncé manquant, arrivant le jour même, projection de presse annulée. ↩︎
  2. Interprété par Tony Leung. ↩︎
  3. Interprétée par Faye Wong. ↩︎
  4. C’est l’histoire racontée dans le premier film de la trilogie, Nos Années sauvages (1990). ↩︎
  5. Interprétée par Carina Lau. ↩︎
  6. Interprétée par Zhang Ziyi. ↩︎
  7. Su Li-zhen est la transcription en mandarin de la forme cantonnaise So Lai-chen. Pour ce retour, cette femme étrange surnommée Black Spider, un bras ganté de noir, n’est pas interprétée par Maggie Cheung, mais par Gong Li. ↩︎
  8. Noël occupe une place singulière dans le film : un moment de solitude où l’on a besoin d’autrui. Dans le train qui ramène Tak de 2046, deux compartiments sont marqués 1224 et 1225, les 24 et 25 décembre en notation anglo-saxonne. ↩︎
  9. Ce que Lacan, en référence à Sade, nommait le devoir de jouissance↩︎
  10. Comme il est écrit sur un carton, au début du film, « Tous les souvenirs sont des traces de larmes » (citation empruntée à l’écrivain Liu Yichang). Les hommes ne semblent pas pleurer, mais ils en gardent les traces. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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