La reine Margot (Patrice Chéreau, 1994)
Purifier la violence primordiale par la beauté des corps souffrants, réparer par un amour quasi-religieux un massacre abominable
En s’appuyant sur certains propos de Patrice Chéreau, les commentateurs ont souvent affirmé le caractère non religieux de ce film qui met en scène les massacres des 24 et 25 août 1572, jour de la Saint-Barthélémy. C’est le cas par exemple d’Antoine de Baecque qui parle « d’un baroque qui est moins ancré dans l’histoire que laïc, un baroque désacralisé, un baroque athée, ce qui évidemment est une sorte d’aporie, de paradoxe. Un grand film baroque, un baroque charnel, un baroque esthétisé, un baroque érotisé et en même temps qui reste du côté d’une forme de laïcisation portée par le fait que le film se trouve du côté des victimes, des protestants, comme toute la tradition républicaine, de ces protestants qui sont vus non pas comme des religieux mais comme porteurs de la laïcité, d’une sorte de vertu républicaine, de dignité, de sévérité qui est revendiquée par les révolutionnaires du 19ème siècle »1. Sans doute était-ce l’intention du réalisateur, mais le résultat n’est pas dépourvu d’une autre sorte de religiosité latente, christianisante, celle du salut par l’amour. On voit en effet une Margot de Valois interprétée par Isabelle Adjani2 dépravée, quasiment nymphomane, tomber amoureuse d’un homme présenté comme protestant, Joseph Boniface de La Môle3, avec lequel elle commence par faire l’amour en pleine rue avant de lui sauver la vie et d’assister à son supplice en place de Grève le 30 avril 1574. Tout est fait dans le film pour présenter l’acteur, Vincent Pérez, comme une figure christique. Ensanglanté, mourant, il est sauvé une première fois par Margot, puis il se sacrifie pour elle en venant la chercher de la manière la plus imprudente. Tout se passe comme si les fautes de Margot étaient absoutes par cette relation amoureuse. Pardonnée (comme la Marie-Madeleine du Christ), on la voit au dénouement du film rejoindre solitairement son mari légitime, Henri de Navarre futur Henri IV, avec lequel elle n’aura pas d’enfant, mais autorisera la fécondité d’une autre femme, une servante4. On peut percevoir cette trame du film, largement imaginée par Patrice Chéreau à partir du roman d’Alexandre Dumas et de certaines chroniques qui racontent que Margot emporta avec elle la tête embaumée de La Môle5, comme une sorte de mythe para-évangélique où Marie-Margot recouvrerait, au final, sa virginité.
Autour de cette trame, le film impressionne par la célébration des corps, la violence de leurs affrontements et l’omniprésence du sang. Tout est calculé, scénarisé avec la dureté et la fatalité d’un destin, en miroir du théâtre élisabéthain qui date de la même époque (Elisabeth I d’Angleterre a régné entre 1558 et 1603, et les pièces de Shakespeare sont datées de 1590 à 1613). Il y en a pour tous les goûts, tous les vices, toutes les pulsions sont représentées : la compétition fratricide entre le roi Charles IX6 et ses frères Henri duc d’Anjou7 qui deviendra Henri III et François duc d’Alençon8encore immature, l’attirance sexuelle de Margot pour le duc de Guise (catholique, qui prendra l’initiative du massacre), la tentative d’assassinat de l’amiral Gaspard II de Coligny (protestant modéré) le 22 août 1572, la relation quasi incestueuse entre Charles IX et sa mère Catherine de Médicis9, la tentative de viol d’Henri d’Anjou sur sa sœur Margot pendant la fête donnée en l’honneur du nouveau roi de Pologne (« Jamais devant des étrangers », dit la mère10), l’empoisonnement de Charles IX11 par la reine-mère, une erreur qui visait Henri de Navarre12 et l’autre empoisonnement, celui de Jeanne d’Albret, reine de Navarre et mère d’Henri, la débauche de Margot qui se donne dans la rue à un inconnu, le seigneur de La Môle, auquel la liera une passion illimitée, la décapitation finale de La Môle et de son ami-ennemi catholique repenti Coconnas. Seul Henri de Navarre, le paysan, semble à l’abri de ces tentations.
Le film a demandé un énorme travail à Patrice Chéreau. On évoque les neuf ou dix scénarios successifs coécrits avec Danièle Thompson (fille de Gérard Oury13), entre les premières réflexions de 1988 et avril 1993, les quatre mois de tournage (mai à décembre 1993) en différents lieux14, les centaines de figurants et d’animaux, la restitution de tableaux de Zurbaran (un drapé), Rembrandt pour les intérieurs, Goya, Georges de La Tour (les étoffes), Uccello pour la scène de chasse, Géricault (Le Radeau de la Méduse), Francis Bacon (pour la cruauté) ou Vermeer (les décors ou les lumières), les sources littéraires15, les comparaisons avec des événements de l’époque (montée de l’islamisme16, affrontements ethnico-religieux dans l’ex-Yougoslavie17, tueries au nom de Dieu en Algérie, guerre du Golfe, manifestations de Tian’anmen en Chine), les différentes versions allant de 2h23 pour le marché américain18 à 2h39 (Cannes) et 4h30 (la version initiale complète)19. À la surenchère pulsionnelle répond une dépense financière largement dimensionnée pour l’époque20. Il y a trop d’excès, trop d’obscurité (les costumes noirs des protestants), trop de cadavres (les linges blancs des victimes), trop de figurants (400 tous les jours), trop de dames dénudées, trop de sang (le rouge de la fureur politique), trop de cruauté, trop d’orgies, etc. Sur le modèle des films de mafia, le montage est rapide, enjoué, peut-être trop. Le sang, toujours le sang. Quand Charles IX est assassiné à l’arsenic, il transpire du sang, quand Margot l’embrasse et quand elle sauve La Môle, sa robe est ensanglantée, souillée le soir de ses noces non par l’acte d’amour ou la défloration (elle n’est plus vierge depuis longtemps), mais par la brutale violence du massacre de milliers de protestants. La double image sanguinolente du frère et de la soeur hante et résume le film.
L’enjeu de ce film d’un peu plus de deux heures, c’est d’associer dans un même magma hétérogène sang, violence, haine, rejet, complicité, consentement21, trahison, jouissance, échec, religion, pouvoir, etc. Pour Chéreau, c’est le rêve du cinéma comme art résumant tous les arts (Gesamtkunstwerk), extrême mélange des genres. Pour Margot, la violence politique finit par être insupportable, plus insupportable que toutes les avanies qu’elle aurait pu elle-même subir. Elle a aimé les hommes, été aimée par eux, a refusé la liaison charnelle du mari qu’on lui a imposé. Elle aura été plus en demande de jouissance que d’amour, plus en attente de plaisir que de reconnaissance, mais le massacre opère pour elle comme l’échec de sa propre jouissance. Tout participe de cet échec, le royaume, la famille, ses frères, sa mère. Plus souillée par le sang du massacre et celui de son propre frère empoisonné que par son propre sang, elle est marquée intérieurement par la mort. C’est ainsi qu’elle découvre l’altérité, l’horreur, la violence et l’inceste dans lequel elle était déjà plongée – sans en prendre conscience. Il ne reste plus qu’un repère, La Môle. Leur amour mutuel semble à lui seul absoudre toutes les fautes. Les catholiques sont pardonnés, les protestants sont héroïsés, Margot purifiée devient rétroactivement une sorte de Vierge. Il aura fallu qu’elle ait été nymphomane (ou quasi), qu’elle ait joui avec un étranger le jour de ses noces (« Je ne passerai pas la nuit sans un homme »), il aura fallu l’énormité de cette transgression pour que l’absolution soit tout aussi colossale et la ramène au statut de Marie inviolée. Selon l’histoire des historiens, en Navarre, la vraie Marguerite de Valois restera stérile jusqu’au bout et obtiendra le divorce en 1599. Apparue figée au début du film lors de la scène de mariage, la tête séparée du corps par une collerette qui ressemblait à une guillotine, elle ne se remettra jamais de cette castration symbolique. Dans le dernier plan du film, elle tient dans ses bras la tête de son amant encore ensanglantée, se débarrasse de ses bijoux et s’en va, sous le regard du bourreau.
Tout ceci montre qu’on peut esthétiser la violence primordiale, à la condition d’en payer le prix : corps souffrants, esprits confus, traumas insurmontables. Chéreau tient à filmer en cadrages serrés, au plus près des visages des acteurs qu’il connait22, des corps nus. Il se nourrit de leur sensibilité, de leur souffrance. C’est le retour quasi-religieux de la faute, de la réparation. Il doit, pour dénoncer les guerres de religion du début des années 199023, en passer par une bénédiction des chairs lacérées qui renvoie à un autre pan de la peinture qu’il ne cite jamais comme tel, entre le retable d’Issenheim (peint entre 1512 et 1516) et les saints de Jusepe de Ribera (1592-1652). Les chairs malmenées, torturées, hystérisées sont, elles aussi, des figures de la rédemption – ce n’est pas un hasard si, dans son film, le bourreau est un personnage positif. Le film s’ouvre par une violente querelle entre le protestant La Môle et le catholique Coconnas obligés de partager le même lit et se termine par la décapitation conjointe des deux amis – bel exemple de réconciliation (quasi miraculeuse). Enfin désexualisé, l’amour devient salvateur – et Patrice Chéreau aura été son prophète.
- Cf Exposé d’Antoine de Baecque lors de la journée d’études « Raconter l’Histoire ? La Reine Margot de Patrice Chéreau », organisée par Françoise Zamour et Anne Françoise Benhamou (ENS – UMR THALIM). ↩︎
- Ce film écrit spécifiquement pour l’actrice, qui n’a rien tourné depuis Camille Claudel (Bruno Nuytten, 1988) est pour elle une sorte de renaissance. ↩︎
- Si l’on considère la réalité historique, cet homme, présenté comme l’amant de la reine Margot, était un fervent catholique. ↩︎
- Un récit historique qui ressemble à l’histoire biblique d’Abraham avec sa servante Agar. ↩︎
- Autre histoire qui n’est pas sans évoquer Salomé demandant la tête de Saint Jean Baptiste. ↩︎
- Interprété par Jean-Hugues Anglade. ↩︎
- Interprété par Pascal Greggory. ↩︎
- Interprété par Julien Rassam. ↩︎
- Interprétée par une Virna Lisi transformée en duègne maléfique, avide de sang. ↩︎
- À l’époque, les pamphlets des protestants contre les Valois clamaient effectivement l’inceste. ↩︎
- En réalité le Charles IX historique est mort de tuberculose le 30 mai 1574. ↩︎
- Interprété par Daniel Auteuil. ↩︎
- Le producteur et initiateur du film est Claude Berri. ↩︎
- Le Palais Farnese de Caprarola (Italie) pour les décors extérieurs, la basilique de St Quentin (Aisne) pour le mariage royal, le Palais national de Mafra (Portugal) pour la cour du Palais du Louvre, la citadelle de Blaye, le château de Compiègne, avec ses passages secrets et ses recoins, les rues de Bordeaux pour le massacre lui-même, la bibliothèque de l’ancien collège des Jésuites de Reims, etc. ↩︎
- Entre autres : la Correspondance de Catherine de Médicis, les Mémoires de Marguerite de Valois, le Roman de Henri IVd’Heinrich Mann, Massacre à Paris, pièce de Christopher Marlowe (1593) que Chéreau avait montée en 1972, au TNP de Villeurbanne. Le roman d’Alexandre Dumas, La Reine Margot, a été publié entre 1844 et 1845 dans le quotidien La Presse. ↩︎
- En 1989, une immense manifestation accompagne la mort de l’imam Khomeiny en Iran. ↩︎
- Le siège de Sarajevo par l’armée serbe débute en avril 1992. Ce siège durera quatre ans et fera 10.000 victimes, à comparer aux 4.000 – 6.000 victimes de la Saint-Barthélémy. C’est un Bosniaque, Goran Bregovic, qui a signé la musique du film. ↩︎
- Le film a été distribué par Harvey Weinstein (Miramax), qui a retenu la leçon pour d’autres films historiques. ↩︎
- Le film sorti le 13 mai 1994 n’est pas le même que celui qui est disponible aujourd’hui en vidéo. ↩︎
- Un des films les plus chers du cinéma français derrière « Pirates » (1986) de Roman Polanski et « La Révolution Française » (1989) de Robert Enrico. ↩︎
- Mariée de force dans la cathédrale, Marguerite résiste. Un de ses frères lui colle de force la tête sur le prie-Dieu – elle acquiesce par un hurlement. ↩︎
- Ce film est tourné quelques années après Hôtel de France (1987), qui regroupait les élèves de l’école de comédiens Nanterre-Amandiers. ↩︎
- Le film est sorti au moment même où le génocide du Rwanda se produisait. ↩︎