White Dog (Samuel Fuller, 1982) – Dressé pour tuer

Le conditionnement au racisme est irréversible, c’est un crime que rien ne peut réparer ni compenser

Pour analyser ce film, en 2025, il faut tenir compte du contexte, de la chronologie :

  • 1959 : Samuel Fuller tourne le pilote d’une série qui n’a jamais été diffusée, Dogface. Il y est question de soldats américains fuyant les nazis, en 1943, en Afrique du Nord. Ils décident de capturer un berger allemand nommé Siegfried, dressé par les allemands pour localiser les cibles de bombardements. Alors que Samuel Fuller considérait que, pendant la guerre, il avait été lui-même « dressé pour tuer », ce thème n’a pas cessé de l’obséder.
  • Années 1960 : Romain Gary est installé avec Jean Seberg1 à Beverley Hills2. Un jour, leur chien Sandy revient avec un berger allemand qu’ils décident d’adopter et nomment Batka (petit-père en russe). Suite à plusieurs incidents, ils se rendent compte que c’est un White Dog, dressé par la police de l’Alabama à attaquer spécifiquement les Noirs. Jean Seberg, engagée dans la lutte pour les droits civiques, voudrait s’en débarrasser, mais Romain Gary tente de rééduquer le chien à l’aide d’un dresseur Noir, Keys.
  • 1969 : Romain Gary écrit le roman Chien blanc qui prend sa source dans les éléments autobiographiques des années 1960. Ce roman est publié en mars 1970 en français et à la fin de l’année en anglais. C’est un immense succès aux Etats-Unis.
  • 1981-82 : Après le suicide de Joan Seberg (1979) et Romain Gary (1980)3, Samuel Fuller adapte le roman dans son film White Dog (Dressé à tuer) dans une version très stylisée, hiératique. Accusé par la branche Berverly Hills – Hollywood de la NAACP4 d’être un film raciste anti-Noirs, il est interdit en salles aux Etats-Unis pendant 25 ans5 – ce qui ne l’empêche pas de devenir peu à peu un « film-culte ». Cette interdiction pousse le réalisateur à s’installer en France, où son film est distribué normalement.
  • 2022 : Anaïs Barbeau-Lavalette adapte à nouveau le roman sous le titre Chien Blanc. Sa version est plus proche du texte de Romain Gary et insiste sur le personnage de Jean Seberg. Elle tient compte du mouvement des droits civiques et des enjeux nouveaux liées à Black Live Matters.

Dans le film de Samuel Fuller, tout commence par un sentiment de culpabilité. Julie Sawyer6, jeune actrice en début de carrière, a accidentellement renversé un chien dans un tunnel. C’est un très beau berger blanc suisse – une race proche du berger allemand qu’on nomme aussi berger blanc américain7. En tout cas l’animal est blessé, elle le conduit directement chez le vétérinaire et prend en charge le coût élevé des soins. Elle fait une déclaration, le ramène chez elle en pensant que, d’ici quelques jours, ses légitimes propriétaires le réclameront. Rien ne vient de ce côté-là, mais sa dette à l’égard du chien augmente soudainement : alors qu’elle est agressée chez elle par un violeur, le chien attaque l’homme et la sauve (un incident inventé par Samuel Fuller, qui ne se trouve pas dans le roman de Romain Gary). Ce n’est plus seulement de la culpabilité, c’est de l’attachement, de la reconnaissance. Le chien, auquel elle ne donne pas de nom, prend dans sa vie une place presque aussi importante (voire plus) que son petit ami Roland Graele qui l’avertit : un chien qui a attaqué une fois peut recommencer. Elle ne l’écoute pas et décide de le garder : on n’entendra plus parler de l’ancien amant. Peu après le chien revient chez elle ensanglanté. Elle ignore qu’il a attaqué un Noir dans une voiture. Le film montre ce que Julie ne voit pas : les conséquences de cette attaque, un accident spectaculaire, la destruction d’un magasin8. Le film ne porte pas seulement sur le racisme, le dressage des chiens, il touche à des problématiques plus larges, moins cadrées. Julie devrait se douter que quelque chose d’inavouable est arrivé mais préfère faire semblant de ne pas savoir. Elle le lave consciencieusement, le caresse et n’hésite pas à la prendre avec elle sur son lieu de travail. C’est alors qu’en plein tournage, le chien se jette violemment sur une actrice noire. Le réalisateur filme en gros plan la violence, la peur, les chairs désarticulées. Julie ne peut plus nier l’évidence : c’est un chien d’attaque dressé depuis son plus jeune âge pour s’en prendre sélectivement aux personnes à la peau noire. Elle ne change pourtant pas d’avis sur le chien : selon elle c’est le dressage qui est injuste, pas l’animal. Le chien est innocent, il ne peut qu’être innocent – comme les victimes en général, les Noirs selon Jean Seberg dans le livre de Romain Gary. Elle ne peut pas imaginer que cet être vivant soit éliminé, tué, gazé. C’est d’autant moins imaginable pour elle qu’elle a une dette envers lui : c’est lui qui l’a sauvée. Il y a dans cette scène plus qu’une dimension psychologique. Samuel Fuller fait allusion aux chambres à gaz des camps de la mort, élargissant le propos de l’auteur du roman, qui pourtant lui-même y avait été exposé, en tant que Juif né Roman Kacew9, obsédé pendant de longues années par la figure du rescapé de la Shoah.

La suite du film est axée sur la question du racisme. Julie confie le chien à Carruthers, propriétaire d’une sorte de zoo nommé L’Arche de Noé qui prépare des animaux pour les tournages de films. Un Noir surnommé Keys10, intellectuel lui-même, fils d’anthropologues, spécialiste du dressage, travaille avec Carruthers. Alors que celui-ci recommande d’euthanasier l’animal tout de suite car il est dangereux et non réformable, le White Dog est pour Keys un défi. Il veut le nourrir lui-même, le dominer, obliger le chien à le reconnaître pour maître. I feed Mr Hyde dit-il, dans l’espoir que peut-être il puisse se transformer en Dr Jekyll. Le trio Julie – Carruthers – Key prend des risques exagérés : en s’acharnant à vouloir « guérir » le chien, ce qui est probablement impossible, ils mettent en danger la vie d’autres personnes. Pourquoi cette obstination ? Il ne s’agit pas seulement de s’opposer au racisme, il s’agit d’être plus puissant que l’animal, le faire céder. Le combat idéologique se transforme en rapport de force. Dans un premier temps ça ne marche pas, le chien s’enfuit et massacre un Noir dans une église. Dans un second temps, le chien finit par céder mais le résultat final n’est pas ce qu’ils attendaient : au lieu de renoncer au combat, il change de cible, il s’attaque à Carruthers lui-même. Conduit à oublier sa haine exclusive des Noirs, il hait aussi les Blancs. Il n’y a pas d’autre solution que de le tuer.

Dans le film de Samuel Fuller, ce changement de cible est involontaire, non voulu par Keys, tandis que dans le roman de Romain Gary écrit au moment du meurtre de Martin Luther King11, Keys fait volontairement du White Dog un Black Dog. Par vengeance ou contre-racisme, il le dresse pour qu’il s’attaque, systématiquement, aux Blancs. Quoi qu’il en soit, élevé comme il l’a été, ce chien est devenu l’incarnation de la violence primordiale qui nous hante12, que nous soyons humains ou pas, vivants ou pas (il n’y a pas de limite intrinsèque aux « forces » de la nature). Entre racisme et dressage, il n’y a pas de différence de nature. Il s’agit de concentrer la violence, la focaliser dans un but particulier, en l’occurrence les Noirs. Une fois le mécanisme établi, on ne peut rien faire d’autre que déplacer la cible. Un dressage légitime inhibe la violence, il ne l’instrumentalise pas. Croire le contraire est irresponsable, mortifère, irréparable et impardonnable.

  1. Romain Gary et Jean Seberg ont été mariés de 1963 à 1970. ↩︎
  2. Romain Gary a été consul général de France à Los Angeles de 1956 à 1960. ↩︎
  3. Le film est dédié à Romain Gray, un hommage qui est aussi une marque de deuil. ↩︎
  4. Pour la National Association for the Advancement of Colored People, il y avait dans le film une promotion du racisme, voire du Ku Klux Klan. ↩︎
  5. En 1991, il sera autorisé dans certaines salles spécialisées (specialty art movies) et sur le câble, mais sa vraie distribution ne commencera qu’en 2008, lorsqu’il sera intégré dans le catalogue DVD de Criterion. ↩︎
  6. Interprétée par Kristy McNichol. ↩︎
  7. Les nazis considéraient qu’un berger allemand blanc était contre nature, et l’avaient interdit. ↩︎
  8. Le nom de la boutique est « Oscar’s », comme si Samuel Fuller s’attaquait aux Oscars. ↩︎
  9. Le mot Katsav signifie boucher en yiddish. ↩︎
  10. Selon Romain Gary, Keys n’est pas son vrai nom, c’est le surnom qui lui vient des trousseaux de clefs qu’il porte autour de la taille – mais bizarrement dans le film, le dénommé Keys, interprété par Paul Winfield, ne porte aucune clef. ↩︎
  11. Le 4 avril 1968, juste avant les événements de Paris. Dans son roman, Gary multiplie les digressions sur la question noire. Il raconte être venu à Paris, pendant ce mois de mai, en observateur. ↩︎
  12. Walten ou Gewalt, le terme utilisé par Walter Benjamin ou Martin Heidegger. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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