Les Linceuls (David Cronenberg, 2024) (The Shrouds)

Contourner le deuil en ne retenant de la mort que sa matérialité (pourriture, décomposition)
David Cronenberg a perdu sa seconde femme Carolyn, née Zeifman, avec laquelle il avait vécu 43 ans, en 2017, par suite d’un cancer. L’épouse décédée du film est surnommée Becca1, diminutif de Rebecca, et le mari, double du réalisateur, lui ressemblant autant que possible par sa coiffure, son visage, son attitude générale, est nommé Karsh2. Cronenberg revendique le caractère autobiographique de son film qui est la conséquence, le prolongement du décès de son épouse, mais ni une chronique, ni un film de deuil, et encore moins un film mémoriel. Le fait de rendre visible un corps tel qu’il se présente réellement après la mort peut être considéré comme l’antithèse même du deuil : pas de sublimation, pas de substitution, pas d’identification, pas même de tristesse apparente, et pas non plus de trace visuelle de la vie passée, rien qui invite à la remémoration. Envelopper le corps en décomposition d’une shroud-cam c’est-à-dire d’un linceul-caméra, une enveloppe filmante couverte de capteurs capables de visualiser l’évolution du cadavre dans le temps, cela ne correspond ni à une mise au tombeau au sens habituel, ni à une réitération de la photographie funéraire des temps jadis, ni à un prolongement du vivant comme le figurent les fleurs et les bouquets. C’est une invention cronenbergienne où la mort est considérée de la façon la plus crue, la plus matérialiste, la plus réaliste, et aussi la moins usitée, un rapport à la mort presque inimaginable, pourrait-on dire, car il dépend d’un dispositif technique ad hoc ne correspondant à rien de connu.
Karsh, devenu veuf, est aussi un entrepreneur, un chef d’entreprise, qui a imaginé un étrange dispositif bien avant la mort de sa femme : des sortes de caveaux électroniques qui permettent aux clients de rester en contact, par une application cryptée, avec les corps des défunts. Le concept fonctionne, les cimetières se multiplient partout dans le monde sous la marque GraveTech, visiblement l’homme s’est enrichi, jusqu’au jour où certains caveaux sont profanés. Ce ne sont pas n’importe lesquels, ce sont ceux dont les morts ont été accompagnés par un oncologue, le Dr Jerry Eckler qui était aussi le médecin de Becca. Pour des raisons de sécurité et de marketing, Karsh n’informe pas la police et cherche à percer lui-même l’énigme. Qui avait intérêt à cette profanation ? Il en parle à son informaticien, Maury, qui n’est autre que l’ex-mari de la sœur jumelle de Becca, Terry. Les deux sœurs ont presque le même corps3, les deux hommes partagent la même passion pour ce corps, sauf que le corps de Becca s’est dégradé au fur et à mesure des progrès de la maladie : perte d’un sein, d’un bras, fragilité des os qui se brisent au moindre effort. Le film est un hommage à ce corps féminin qui, quel que soit son état, suscite le désir et l’amour des hommes. Même morte, Becca est aimée pour son corps, et même divorcée, Terry l’est aussi.
S’agit-il, vraiment, de plusieurs hommes et de plusieurs femmes ? Becca, Terry et Hunny l’assistante de Karsh (qui n’est qu’un avatar de l’IA) sont jouées par la même actrice (Diane Kruger), et même s’ils sont joués par des acteurs différents, on peut se demander si Karsh, Maury et le Dr Eckler (parfois écrit Eclair) ne sont pas différentes facettes du même homme (David Cronenberg). Le docteur Eckler fait des expériences sur le corps de Becca, Maury conçoit le code qui permet de communiquer avec elle, et Karsh l’instrumentalise dans son cimetière tout en souffrant de son absence. C’est toujours le même couple, et même l’irruption finale d’une amante aveugle, Son-Min Szabo, se traduit par le transfert en elle du corps démembré de Becca. Eckler est enterré auprès de Becca à la place de Karsh, celui-ci rompt son serment et décide d’être inhumé près de Son-Min, Maury pourrait être un traître, fournisseur d’informations aux profanateurs ou profanateur lui-même, et le Dr Eckler a aussi été l’amant de Becca (avant et après son mariage avec Karsh). Karsh finit par coucher avec Terry, tandis que Terry doute de la probité du docteur. Tout est ambigu dans ce réseau de relations où le corps de Becca, identique à celui des autres femmes, n’est considéré qu’à travers le prisme d’un unique personnage masculin diffracté.
Le film combine un rapport archaïque, pré-culturel, au corps décomposé, déshumanisé, et un appel aux technologies les plus contemporaines sans lesquelles le linceul électronique n’aurait pas pu être fabriqué. Cette tension pourrait sembler contradictoire si, par leur fonctionnement algorithmique, ces « nouvelles » technologies n’étaient porteuses d’une profonde régression. Il n’y a en elles nulle pensée, nulle éthique, nul horizon politique. L’étrange scénario de David Cronenberg, qui combine les topos de faux films de genre (film policier, film d’espionnage, marivaudage sexuel, comédie de remariage4) et des considérations absconses de géopolitique, de piratage et de complotisme n’est qu’une couverture qui dissimule l’essentiel : voir en direct, en vraie grandeur, depuis l’obscurité, l’intérieur d’une sépulture, un corps en décomposition. C’est cela l’absolument nouveau, le jamais vu qui déclenche des réactions en chaîne, des profanations. Le sabotage, les cyberattaques, l’éco-terrorisme, les médecins corrompus, relèvent de la même contamination. La tech algorithmique, cryptée, ne fait que masquer la décomposition, la pourriture qui, fatalement, détruit les corps. L’image procurée par la technologie brise toute possibilité d’idéalisation ou de symbolisation. Alors que, dans la culture traditionnelle du christianisme, l’empreinte négative du Christ sur le Suaire de Turin reste immobile, identique à elle-même à travers le temps, les images projetées sur les écrans d’ordinateurs, de tablettes ou de téléphones se déforment sans cesse. Jamais le corps de Becca ne sera transmué en icône, jamais il ne se transformera en relique spirituelle comme la Véronique (vera icona) de la tradition.
On peut ajouter à ce dispositif un élément que David Cronenberg n’a certainement pas choisi par hasard : la stèle de Becca est couverte d’inscriptions hébraïques qui laissent entendre que certaines coutumes sont évoquées5. On sait que, dans la tradition juive, un homme est inhumé dans son talith – le vêtement qui le couvrait, à la synagogue, pendant les prières. Le linceul de Karsh (qui est celui de Rebecca) peut être interprété comme un talith par l’intermédiaire duquel elle continue à interroger Dieu, par-delà la mort. Mais à la place d’une réponse ou non-réponse de Dieu, il y a un cri. On le voit dans la séquence d’ouverture où le dieu-tech est représenté par une libellule phosphorescente. Un homme (Karsh) laisse échapper un hurlement de douleur au moment où le dentiste lui dit : Grief is roting your teeth (le chagrin pourrit vos dents). Rien ne peut atténuer sa tristesse, sa douleur. Le linceul-talith n’est ni thérapeutique, ni consolateur. Il symbolise la perpétuation de l’alliance entre deux dimensions hétérogènes : d’un côté un corps vivant structuré, limité, et de l’autre une matière pourrissante sans borne, illimitée. Le cri est la marque d’une relation interrompue, inconsolable, entre ces deux matières.
Âgé de 82 ans au moment du tournage, Cronenberg a déclaré que ce film pourrait être son dernier. Que cette prévision soit ou non confirmée, le film n’est pas testamentaire au sens traditionnel du terme, car il ne lègue qu’un corps en décomposition. On ne pourrait rien faire d’un tel legs, qui se désagrègerait avant même qu’on en ait pris possession. Dans la continuité d’une œuvre étonament cohérente, la fonction testamentaire se détruit elle-même.
- Interprétée par Diane Kruger. ↩︎
- Interprété par Vincent Cassel. ↩︎
- Sans qu’on le lui ait demandé, Terry déclare que ses seins sont plus volumineux que ceux de sa sœur. ↩︎
- Sans compter la publicité, avec Saint-Laurent producteur, Tesla et Apple embarqués. ↩︎
- Dans une interview accordée à Isaac Feldberg, David Cronenberg précise que ce n’est pas Dreyer qui a inspiré ce film, mais « la philosophie juive de l’âme et du corps ». Il ne donne pas plus de précisions. Il ajoute : « Normalement mes personnages ne sont pas gouvernés par la religion. Celle-ci, en général, ne m’intéresse pas vraiment, mais en termes émotionnels et pour ce film-là, j’ai pensé que c’était ce qu’il y avait à faire. Par beaucoup d’aspects, c’est un film assez juif ». ↩︎