Rumours (Guy Maddin, Evan et Galen Johnson, 2024)

Démocratie aporétique : un peuple absent, des décideurs qui ne décident de rien, l’effacement du politique

Le sens du mot démocratie n’est pas univoque. Il y en a de toutes sortes : sociale, social-démocrate, libérale, illibérale, communiste, directe, représentative, constitutionnelle, spontanée, etc. Le film nous invite à ajouter une catégorie à toutes celles qui ont déjà été décrites ou expérimentées dans différentes circonstances : la démocratie aporétique. Il s’agit d’une démocratie dans laquelle le peuple s’est effacé (par choix, par décision populaire ou bien par contrainte, on ne sait pas), dans laquelle les dirigeants n’ont même plus l’ambition de diriger tellement ils sont déconnectés – ce qui laisse la place au peuple pour se diriger lui-même (quoiqu’ailleurs, dans un lieu indéterminé), une démocratie dans laquelle on a même oublié le sens du mot politique car celle-ci est remplacée par des déclarations creuses et un copinage vaguement émotionnel qui se substitue au lien social sans en remplir les fonctions. La démocratie aporétique est un événement singulier, et aussi une notion générale. Elle est à la fois l’essence et l’agonie de la démocratie représentative, l’acmé de son fonctionnement et sa disparition. Une fois que le peuple a choisi ses représentants, il se retire complètement. On peut dire que c’est la fin de la démocratie, puisque les représentants ne représentent plus rien. Mais d’un autre côté, c’est bien le peuple qui a voulu cela. Sa sachant représenté et se sachant en même temps non représentable, il accepte ce fonctionnement à condition qu’on le laisse tranquille. En disant cela, je ne critique pas les pays qui pratiquent la séparation des pouvoirs, la liberté de parole et l’élection libre, au contraire, c’est le meilleurs compromis possible et je ne l’échangerai contre aucun autre – mais cela n’empêche pas la lucidité, qui oblige à qualifier d’aporétiquece régime. D’un côté, une vraie démocratie (concrète) étant inimaginable, je pourrais me contenter d’avatars, de fictions, de fantasmes ou de succédanés; mais d’un autre côté, je ne m’en contente pas. Je défends la démocratie dite occidentale qui nous donne le droit de la critiquer, à la manière de Guy Maddin ou d’un autre, en gardant vivante la perspective (virtuelle) d’une autre démocratie, à venir. 

Rumours est un film qui montre le côté agonisant de la démocratie aporétique. S’agissant du G7, ils sont sept représentants (Allemagne1, Italie2, USA3, France4, Canada5, Grande-Bretagne6, Japon7) qui n’ont qu’un seul souci en commun : la déclaration. Ils pensent que les propos échangés n’ont aucune importance, que la seule chose décisive, pour eux, est la déclaration finale, alors ils la préparent, ils n’ont qu’elle en tête depuis le début. Ils se rendent compte rapidement qu’ils sont pour cela tout à fait seuls puisque les domestiques, les conseillers, les spectateurs, les médias, tout l’environnement habituel des réunions de ce genre, ont disparu. Le belvédère où leur table a été dressée est abandonné, et le château qui le jouxte est complètement vide, ses portes fermées. Ils ne sont plus que sept individus avec leurs soucis, leurs difficultés, leurs relations, leurs obsessions. La réunion est sensée avoir lieu à Dankerode (Saxe)8, mais le film étant canadien ainsi que les réalisateurs (tous originaires de Winnipeg, un lieu parfois considéré comme aussi solitaire que leur belvédère), le personnage le plus sympathique, le plus séduisant (il couche ou a couché avec les trois femmes présentes, la britannique, l’allemande et l’européenne), le plus entreprenant et aussi le plus déprimé, celui qui fixera au ciseau et au scotch la déclaration finale, est évidemment le Canadien. Mais peu importent les stéréotypes (le Français intello, l’Américain endormi, le Japonais atone, l’Italien suiveur) qui ne manquent pas dans ce film et dont malheureusement, nous spectateurs, avons l’habitude, nous sommes interpellés (ou supposés tels) par les épreuves que subissent ces sept personnages : l’absence de nourriture, une attaque par des zombies (ces momies des tourbières en provenance directe de l’âge du fer, dont les tissus mous sont conservés, mais ni les os, ni les vertèbres) dont on nous dit qu’ils étaient chefs de tribus deux mille ans plus tôt, une errance dans la forêt, la rencontre fortuite de la secrétaire générale de la Commission européenne9 auprès d’un vaste cerveau qui finit par exploser, la traversée à gué d’une rivière glaciale, etc. On ne peut pas dire qu’ils en sortent victorieux, mais ils reviennent vivants au château où les accueille un individu unique, un informaticien passeur de l’IA qui finira par se suicider, avant le moment ultime : la déclaration lue sur le balcon, que nul ne prend la peine d’écouter.

Puisqu’il faut les interpréter, j’interpréterai ces épreuves sous l’angle aporétique. Ainsi les zombies revenus des ténèbres, qui les font fuir dans la forêt, ne s’intéressent pas aux grands dirigeants mais se masturbent avec frénésie. Pour répondre à la crise, il faut aux sept dirigeants des ennemis qui ne sont que la reproduction caricaturale de leur propre comportement. L’Union européenne est représentée par un cerveau – chose qui manifestement leur manque, mais ce cerveau sombre dans l’auto-destruction. Tous connaissent par cœur la Déclaration de Rambouillet du premier G6, mais ils n’ont aucune idée sur la crise en cours. Certains réussissent à franchir la rivière, d’autres non, mais tous arrivent au même endroit (le château). Tout le monde parle anglais sauf la présidente de la commission européenne, qui ne s’exprime qu’en suédois, pourtant c’est la seule qui représente une entité multinationale. L’informaticien affirme que la déclaration finale sera rédigée par Intelligence Artificielle, mais finalement c’est le Canadien qui bricole une déclaration avec des bouts de papier. Ils sont tous épuisés, mais trouvent encore la force de se regrouper sur le balcon.

Le film, comme la démocratie, est un fantasme aporétique. Tous deux multiplient les contradictions et les incongruités. Par chance, on n’a pas besoin d’y croire : il suffit de se dire qu’après tout ce n’est qu’une fiction, les sept dirigeants sont des braves gens, ils ne font rien de mal, et la démocratie non plus.

  1. Cate Blanchett en chancelière allemande. ↩︎
  2. Interprété par Rolando Ravello. ↩︎
  3. Interprété par Charles Dance, acteur britannique qui ne masque pas son accent anglais. ↩︎
  4. Interprété par Denis Ménochet. ↩︎
  5. Interprété par Roy Dupuis. ↩︎
  6. Interprétée par Nikki Amuka-Bird. ↩︎
  7. Interprété par un Takehiro Hira qui fait tapisserie. ↩︎
  8. En réalité le tournage a eu lieu en Hongrie (question de coûts), légère entorse à la défense de la démocratie. ↩︎
  9. Interprétée par Alicia Vikander. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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