Cloud (Kiyoshi Kurosawa, 2024)

Derrière les fluctuations de la valeur monétaire des objets, se cachent des vies concrètes, des corps affectés, des espoirs brisés

Ryosuke Yoshii mène une double vie. Le jour, il travaille dans une usine, et la nuit, sous un pseudonyme, il revend sur Internet toutes sortes de produits, soit invendables, soit inutiles, soit de mauvaise qualité ou carrément frauduleux. Fatigué de vivre dans un petit appartement surchargé, il décide de tenter un gros coup : acheter un stock de produits médicaux invendus et les proposer sur le marché à un prix très supérieur sans se préoccuper de leur efficacité. Le stratagème fonctionne. Il réitère la méthode avec d’autres produits et gagne de plus en plus d’argent. Malgré l’insistance de son chef qui a repéré ses capacités, il démissionne de l’usine et s’installe avec sa petite amie Akiko dans une grande maison des environs de Tokyo où il peut stocker du matériel et élargir ses activités. Akiko le suit, il embauche sur place un jeune assistant, Sano, sans se douter que la mafia l’a repéré et commence à le surveiller. C’est alors que les catastrophes arrivent en meute comme on dit, toutes en même temps. Ses produits se vendant mal, il doit se renflouer par un autre gros coup. Les mécontents se croisent sur les réseaux, ils s’organisent et finissent par trouver son adresse. Un ancien professeur dont il avait pillé les méthodes se joint à eux, ainsi que son ex-supérieur hiérarchique qui avait fini par craquer sous la pression de sa hiérarchie (on apprendra plus tard qu’il a tué femme et enfants). Akiko le laisse tomber; il licencie Sano pour avoir visité son ordinateur en son absence. C’est alors que le film tourne au thriller. Abandonné par tous, pourchassé par ses fournisseurs leurrés, ses clients trompés, son professeur trahi, il s’échappe dans les bois, est rattrapé dans un pavillon de chasseurs d’où il réussit à s’extraire. Il s’enfuit, revient chez lui où l’attend Akiko, mais se fait à nouveau traquer et se retrouve ligoté dans une usine vide, où ses poursuivants menacent de le torturer et de le brûler vif. Il ignore qu’Akiko l’a suivi en voiture et que Sano a repéré l’endroit où il se trouve grâce à son GPS. La suite est surprenante : Sano, armé par la mafia, est venu le sauver. À eux deux, ils tuent tous les poursuivants et même Akiko, qui ne s’intéressait à lui que pour son argent. C’est alors qu’il craque, et pleure sur le cadavre de son ancienne amoureuse. Dans la scène finale, il est coincé dans une voiture que conduit Sano qui lui dit : « Maintenant tu auras tout ce que tu voudras, y compris des choses qui peuvent détruire le monde ». Il répond : « C’est comme ça qu’on va en enfer. » Reconnu, son talent ne lui appartient plus, il est mis au service des mafieux auxquels il doit la vie. Il peut dire adieu à la liberté, qui était son principal espoir, son objectif premier.

À propos de ce film, la critique parle d’action, de terreur, de vengeance. C’est se tromper sur sa véritable nature : c’est un film-essai, une critique virulente de la spéculation, de la manipulation d’autrui, de la marchandisation anonyme. Volontairement ou non, le sous-texte est marxiste. Yoshii croit résoudre les problèmes de sa vie par la valeur d’échange, l’accumulation d’argent. À partir du moment où il peut encaisser un gain, il se moque des objets, des contenus. Mais comme le montre Marx, la valeur d’échange est indissociable de la valeur d’usage. Croire en son autonomie, en sa capacité d’accroissement indépendamment d’une production humaine, d’un travail, est une illusion. Au moment où l’on s’y attend le moins, la valeur d’usage peut surgir violemment, sans prévenir. C’est la fonction de la crise, et il n’y a pas de capitalisme sans crise. La crise de surproduction est (comme la crise climatique) une révolte du monde concret, matériel. Dans le film de Kiyoshi Kurosawa, elle prend la forme de l’irruption des victimes avec leurs émotions, leurs sentiments, leurs espoirs, leurs déceptions, leur agressivité et leur haine. Ces personnes ont cru acheter des objets dont elles avaient besoin, elles ont été entraînées dans une cynique escroquerie. Elles ont commencé par protester en ligne, mais Yoshii s’en fichait, alors elles se sont réunies, en chair et en os, avec leurs failles, leurs défauts, leurs exigences dont la principale est la cruauté. Il faut faire souffrir Yoshii au point où elles ont souffert : dans leur corps. Elles ignorent que leur malheur est loin d’être compensé car les forces de l’argent, du profit brut, sont plus puissantes, plus efficaces que tout ce qu’on peut imaginer. La loi économique s’impose dans ce qu’elle a de plus brutal : la pègre. Sano rassure Yoshii : nos hommes vont venir nettoyer. Il ne restera rien des révoltés, pas même des traces de coups de feu ou des cadavres. Il faut à tout prix se débarrasser de la valeur d’usage, cette empêcheuse de profiter en rond. Yoshii en pleure – car Akiko était pour lui la seule ouverture dans ce sens. Mais son destin est scellé.

Le réalisateur explique que le mal est souvent porté par des personnes quelconques, anonymes, sans volonté propre1 – mais le plus quelconque, le plus anonyme dans ce film (véritable source du mal), c’est la circulation des marchandises. Le travail du revendeur est parasitaire mais n’est pas, en soi, intrinsèquement mauvais – ni même illégal – sauf à considérer que toute activité commerciale est maléfique. Et la tromperie sur la marchandise n’est pas réservée aux revendeurs : elle commence à la première sophistication, la première trahison de la valeur d’usage. Bien malin celui qui pourrait tracer, dans la vie économique, une frontière incontestable entre l’utile et l’inutile, le satisfaisant et le superflu, l’honnête et le malhonnête. 

  1. Cahiers du cinéma, mai 2025. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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