Scénario (Jean-Luc Godard, Jean-Paul Battaggia, Fabrice Aragno, Nicole Brenez, 2024)

Anticipation d’un film dont la toute dernière partie reste à venir
Entre 2018 et 2019, juste après la sortie du Livre d’image (2018), Jean-Luc Godard avait à l’esprit deux projets de films : Drôles de Guerres (devenu ensuite « Film-annonce du film « Drôle de Guerres » »), et Scénario. Après la crise du COVID et les confinements successifs, l’idée de les tourner en pellicule avec des actrices a été abandonnée et d’autres formes ont été recherchées, par lui-même et ses collaborateurs. Le résultat est un film tourné en octobre 2021. Il prend l’aspect d’un plan-séquence tourné par Fabrice Aragno, durant lequel Godard présente à Jean-Paul Battaggia une brochure qui est le support d’un film à venir. Godard donne des explications sur ce qu’il voudrait en faire : il opère comme une sorte de voix-image off par rapport à une création virtuelle, dont tous savent à ce moment-là, Godard, les réalisateurs et les producteurs, que jamais elle ne se transformera en long métrage classique. Cet objet, présenté comme bande-annonce et intitulé Scénario (qui est et restera pour toujours réduit à la brochure représentant le scénario), est divisé en six parties : une ouverture (appelée ouverture ou De Natura Rerum (la nature des choses)), 1 (les fake news)1, 2 (un Dieu, un seul), 3 (Nicéphore Niepce-Hamlet), 4 (le réel disparu), et un final (appelé Bérénice). Godard décrit successivement ces différentes parties, comme s’il s’agissait d’un film « normal », dans la continuité de son dernier long métrage, le Livre d’image, sauf une page ajoutée entre la partie 4 et le final, comme si, déjà, il y avait une difficulté à transiter vers la fin. Le final se finit lui-même par une image de la mer et (encore) une dernière image et puis, en plus, un « petit montage » pour le quatrième de couverture.
À ce stade, le film sur la brochure Scenario, telle qu’elle est décrite dans le film de Jean-Paul Battaggia, Fabrice Aragno et Nicole Brenez avec la signature posthume de Jean-Luc Godard, n’est pas encore terminé. Après un travelling arrière sur la bande-annonce (comme s’il fallait retarder le passage) et un parcours sur les images qui se termine par la phrase « qu’est-ce que cela fait, tout est grâce ! »2, on passe à la deuxième partie du film dans laquelle la brochure sera complétée par d’autres indications sur un supplément de scénario. Entre le moment où Jean-Luc Godard prend la décision de recourir au suicide assisté (début septembre 2022) et la date choisie pour le moment ultime : mardi 13 septembre à 10h, il se ravise. La veille de sa mort, le 12 septembre, il convoque Jean-Paul Battaggia et Fabrice Aragno et leur donne des indications très précises sur un autre film intitulé Scénarios en deux parties : ADN (éléments fondateurs) et IRM (odyssée), chacune étant composée de 13 plans (photographies, extraits de films ou dessins) dont il procure la liste exacte. Il ajoute : Il manque seulement le dernier plan de la 2ème partie, et on va le tourner maintenant. On devine que ce tout dernier plan de la dernière partie sera un tournage très spécial, le passage dans l’autre monde, qu’on peut considérer aussi comme la septième partie de Scénario – une de plus, encore plus supplémentaire, encore plus évidée et encore plus ouverte que les autres. Les réalisateurs ont pris en charge le montage de Scénarios, complément ou supplément pluriel de la brochure Scénario, œuvre posthume de Jean-Luc Godard. C’est un film dans lequel on trouve, deux fois, le titre Scénario au singulier, suivi du même texte proféré à trois voix : « Dans les entrailles de la planète morte, un antique mécanisme fatigué frémit. Des tubes émettant une lueur pâle et vacillante se réveillèrent lentement, comme à contre-cœur, un commutateur au point mort qui changea de position3. Dernier avertissement ! » Scénarios est un prolégomène à la toute dernière partie de l’œuvre de Godard qui a eu lieu le 13 septembre à 10 heures, dont nous ne savons et ne voyons rien. Les dernières images énigmatiques, choisies par Godard, ne nous instruisent pas.
Ce n’est pas un hasard si le chiffre 13 est répété deux fois dans les indications données par Godard la veille du 13 septembre. Treize vient avant quatorze (le jour de son absence, celui où il ne sera plus là, qui est aussi le jour de la Grâce), deux fois deux fois sept, quatre fois sept en tout, dont une retardée. Parmi les extraits de films choisis pour Scénarios, on trouve un passage de Allemagne année 90 neuf zéro (Godard, 1991) où le personnage féminin joué par Claudia Michelson joue au violon, à l’occasion du départ de son amant à la guerre, la dernière sonate de Dimitri Chostakovitch, qui n’est autre que l’Op 147 – Godard a la mémoire des chiffres4. Le retrait définitif du dieu God-Art·d, le septième jour ne peut qu’arriver que plus d’une fois, plusieurs, au moins quatre fois, et encore d’autres.
Dans les années qui ont précédé sa mort, Godard multipliait les allusions aux lendemains de sa propre absence. Le final de Scénario, dernière partie du film virtuel, renvoie à la dernière tirade de Bérénice dans le dernier acte de la pièce de Racine :
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même / Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime / Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux. / Vivez, et faites-vous un effort généreux. / Sur Titus et sur moi réglez votre conduite / Je l’aime, je le fuis; Titus m’aime, il me quitte. / Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. / Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers / De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse / Dont il puisse garder l’histoire douloureuse./ Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
C’est une sorte de bénédiction de la femme encore vivante adressée à Titus, Antiochus, au lecteur et au spectateur de la pièce. Je m’en vais dit Bérénice, ne me suivez pas. Tout était effectivement prêt pour la dernière scène, celle de la mort volontaire, le 13 septembre 2022 à 10 heures. Mais Godard n’oublie pas l’après, il y fait allusion en ajoutant aux six premières parties une septième qu’il redouble et réitère, plusieurs fois, un nombre indéterminé de fois. Il n’y a pas qu’un septième jour, le jour de l’arrêt, du repos et de l’annihilation, il y en a une infinité.
Le film se termine par un plan tourné le 12 septembre 2022 où l’on voit Godard, la chemise ouverte sur un corps abîmé, recopier consciencieusement un passage tiré d’un texte de Jean-Paul Sartre sur Wols dans Doigts et non-doigts : « Prendre des doigts pour illustrer le fait que des doigts ne sont pas des doigts, est moins efficace que de prendre les non-doigts pour illustrer le fait que les doigts ne sont pas des doigts. Prendre un cheval blanc pour illustrer le fait que les chevaux ne sont pas des chevaux est moins efficace que de prendre des non-chevaux pour illustrer le fait que les chevaux ne sont pas des chevaux. OK ! ». Après cette dernière exclamation, le film s’achève sur un plan noir et les signatures des réalisateurs. Avec cette formulation paradoxale, Godard jette le doute sur ce que nous venons de voir. Ce qu’illustre sa vision la veille de sa mort, ce n’est pas Godard, c’est le fait que Godard n’est pas Godard, et que le septième jour, après les six parties du vivant, il le sera encore moins. N’ayant jamais arrêté de transmettre, il ne lui reste plus rien à léguer. C’est pourquoi ce film est encore moins (et encore plus) qu’un testament.
- Dans l’idée de Godard, un personnage de journaliste, joué par exemple par Natacha Polony, aurait été montré sur un plateau de télévision puis dans sa vie privée. ↩︎
- Dernière phrase du film de Robert Bresson, Journal d’un curé de campagne (1951). Godard la répétait souvent dans ses dernières années. ↩︎
- Citation de Puissance de la parole, moyen métrage réalisé par Jean-Luc Godard en 1988. Le texte est d’Alfred van Vogt. ↩︎
- Les autres extraits de films ont tous rapport à la mort : Rita Hayworth dans La Dame de Shanghai, Camille dans Le Mépris, l’aviateur de Seuls les anges ont des ailes, la route jonchée de cadavres de Week-end, Anna Magnani qui tombe sous les balles dans Rome ville ouverte, la mort d’Arthur dans Bande à part. ↩︎