The Life of Chuck (Mike Flanagan, 2025)

L’adage : « Quand un vivant disparaît, un monde disparaît avec lui » – pris aussi littéralement que possible
Dans cette adaptation d’une novella de Stephen King écrite en 20201, il est question d’un homme, un seul, Charles Krantz dit « Chuck », et non pas d’un vivant en général, mais on peut entendre le film comme l’expression particulière de l’adage « Quand un vivant disparaît, un monde disparaît avec lui ». En l’occurrence cet adage ne se réfère qu’à un humain pris comme exemple, un cas particulier dans sa singularité unique, mais cela n’empêche que l’adage en général devrait valoir pour tout vivant : un animal, un poisson, un insecte, un arbre ou même une mousse. Quand il meurt, cet être vivant, ce qui faisait pour lui monde (son environnement, ses conditions de survie, ses congénères, ses sensations, son passé et son avenir) disparaît avec lui. Nous n’ignorons pas qu’à tout instant des multitudes de mondes meurent et s’effacent, bien que depuis le point de vue du vivant qui reste, que nous sommes, on ne s’en rend pas compte. Le film inverse la perception des choses : il prend pour point de départ la disparition d’un individu, il la fait ressentir, expérimenter à tous, tous les vivants du moment, qu’ils aient eu ou pas un rapport avec le disparu dénommé Chuck. Tenant compte de nos inquiétudes, de nos soucis, nous vivons en nous-mêmes la disparition d’un autre.
Charles Krantz n’est pas tout à fait un personnage quelconque, car sa vie est jalonnée de décès : son père, sa mère et sa sœur pas encore née dans un accident de voiture alors qu’il n’avait que 7 ans, puis sa grand-mère qui l’a élevé qui s’effondre en faisant ses courses dans un hypermarché, puis son grand-père qui poursuit son éducation avant de disparaître lui aussi d’une crise cardiaque lorsqu’il a 17 ans. Cela fait beaucoup de deuils, auxquels s’ajoute une situation unique dans la maison de ses grands-parents : une chambre à l’étage supérieur, dans la coupole de la maison victorienne, dans laquelle il n’a pas pu pénétrer tant qu’il n’est pas devenu orphelin. Quand enfin il entre en possession de la clé et regarde à l’intérieur, ce qu’il voit est la chose la plus effrayante, ma mort. Il comprend que tous ceux qui y sont entrés, auparavant, y ont vu leur propre mort. C’est cette vision impossible qui marque sa prédestination. Puisque lui-même a eu l’occasion de voir à l’avance sa mort d’une tumeur au cerveau, alors les autres, tous les autres, pourront aussi participer de cette mort en disparaissant de son monde (son monde à lui, pas le leur). La mécanique est étrange : sa mort n’étant pas l’événement inouï, incommunicable, qu’elle est pour chacun d’entre nous, elle peut se répandre, s’étendre, être partagée par tous. Tous les humains, tous les vivants, sont appelés à être des acteurs de la mort de Chuck.
Ces préalables étant posés, reprenons le film dans l’ordre où il se présente, en chronologie inversée. Il commence par l’acte III : perte de l’Internet, du téléphone et de l’électricité, catastrophes naturelles (inondations, séismes, incendies), comportements absurdes, disparition des étoiles. C’est la fin du monde, au moment même où Chuck disparaît à l’âge de 39 ans, entouré de son fils et de sa femme qui lui dit : « 39 belles années, merci Chuck ». C’est cette phrase qui se trouve affichée exactement en même temps dans tout l’univers, sur tous les panneaux, les affiches et y compris dans le ciel. On assiste aux derniers moments de deux femmes, Marty et Felicia, qui l’ont marqué dans son enfance. Comme je l’ai expliqué plus haut : disparition d’un vivant, disparition d’un monde (ce qui n’exclut pas que, en-dehors du film, d’autres mondes continuent). L’acte II montre un moment unique dans la vie de Chuck, le moment de son plus grand plaisir, neuf mois avant sa mort quand il s’est mis à danser dans la rue avec une fille qu’il ne connaissait pas2. C’est sa grand-mère qui l’avait initié à la danse pour laquelle il était très doué, mais qu’il avait abandonnée pour la comptabilité à l’insistance de son grand-père expert en ce domaine et alcoolique. Il dansait tellement bien que la musicienne a proposé de prolonger cette expérience par une tournée avec lui et sa partenaire d’un jour, mais ils ont refusé, et chacun est parti de son côté. Son sentiment, c’est que Dieu a créé le monde juste pour cet instant. Vient enfin l’acte I, le temps de son éducation après la mort de ses parents. L’une des clés du film est donnée lorsque Chuck demande à son institutrice Marty ce que signifie l’expression « Je contiens des multitudes », un extrait du poème Song of Myself de Walt Whitman :
Do I contradict myself ?
Very well then I contradict myself.
(I am large, I contain multitudes).3
Chacun de ses souvenirs, chacun de ses vécus, est conservé dans son esprit comme un univers – et par conséquent, au moment de sa mort, ils disparaissent soudainement. Notre chance inouïe, incroyable, est d’avoir pu assister à cette disparition – grâce au cinéma, en tant que spectateurs.
- Œuvre liée au confinement, et aussi à la mort d’un des amis de l’auteur suite à la pandémie. ↩︎
- C’est Tom Hiddleston qui danse merveilleusement cette séquence. ↩︎
- Citation utilisée aussi dans Amère Victoire de Nicholas Ray (1957), ou par Bob Dylan dans sa chanson I contain multitudes. ↩︎