La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1947)
Il faut, pour survivre, accepter l’incompréhensible, renoncer au calculable
Michael O’Hara, marin irlandais passablement cosmopolite incarné par Orson Welles, est pris dans une étrange histoire que nous, les spectateurs, n’arriverons jamais à reconstituer. Tout ce que nous savons, c’est que le dénouement suffira pour l’innocenter dans le procès pour meurtre dont il aura été accusé. À ce moment, comme souvent dans les films de Welles (et les pièces de Shakespeare) les principaux personnages avec lesquels il sera parti en croisière seront morts. Tout tourne autour d’Elsa Bannister, jolie femme interprétée par Rita Hayworth – laquelle était encore l’épouse d’Orson Welles au début du film et ne le sera plus au moment de sa sortie en salles – dont il tombe inoportunément amoureux. L’ayant croisée par hasard dans Central Park, Michael la sauve d’une agression par une bande de jeunes et la suit sur le yacht de son mari Arthur Bannister1 qui vient de revenir avec elle de Shanghai et repart naviguer dans la direction de San Francisco en passant par Acapulco. Il est difficile dans un parcours aussi long de résister aux charmes de la sex-symbol du moment, encore plus belle au cinéma que sur papier glacé. Le naïf Michael se croit donc aimé de la jolie femme qui a d’autres projets par ailleurs : se débarrasser du mari impotent pour récupérer sa fortune. Mais c’est sans compter un autre passager du bateau, avocat comme Arthur Bannister, un dénommé George Grisby2 qui a lui aussi d’étranges projets : se faire passer pour mort afin de redémarrer une vie ailleurs3 – joli mensonge car sa véritable intention est de tuer son associé pour récupérer et la jolie femme, et l’assurance du mari. Michael ne sait pas résister à une proposition à 5000 €, même si elle émane d’un pervers voyeur et jaloux. Il accepte de faire semblant de tuer Grisby, mais malencontreusement celui-ci est tué pour de vrai dans une confrontation avec un détective privé (également escroc) de passage, Sidney Broome, ce qui explique les ennuis judiciaires de Michael O’Hara. L’avocat Arthur Bannister, impuissant mais trop malin, se propose comme défenseur de Michael et fait en sorte qu’il puisse être condamné pour meurtre, ce qui n’arrive pas car Michael s’enfuit avant le verdict, et finalement ce sont Elsa et Arthur Bannister qui s’entretuent dans une célèbre scène de miroirs dans la fête foraine où le dit Michael s’est réfugié. On voit que la complexité de l’histoire va au-delà du film noir, et rien ne dit que le récit que j’en fais (audacieusement) soit exact.
Mais voilà, il s’agit d’Orson Welles, et la complexité du tournage, du montage et de la distribution finale par le producteur abusif Harry Cohn avec lequel Rita Hayworth est en contrat est au moins équivalente à l’imbroglio du film. Je n’entre pas dans les racontars qu’on peut trouver en ligne ou lire dans les nombreux ouvrages et articles publiés sur Welles, mais disons que les démontages, remontages, raccourcissements (une heure de film supprimée dans le montage final) et restaurations sont si nombreux qu’on n’y comprend plus rien. Il me semble que c’est à partir de là, cette incompréhension, que le film peut être analysé, car le triomphe de Michael O’Hara au dénouement repose sur le fait qu’il n’a jamais rien saisi de ce qui se passait. Certes Welles lui-même, qui croyait revenir à Hollywood, a été la victime d’Harry Cohn. Comme Arthur Bannister et George Grisby, il a fini par perdre la belle Rita qui a encore fait quelques mariages ratés avant sa maladie d’Alzheimer, et il a perdu aussi tout contrôle sur le contenu du film. Il en résulte cette étonnante composition qui ressemble plus au nouveau roman (qui n’apparaitra que vers le milieu des années 1950) qu’à une production grand public – malgré la présence de la star et les accommodements avec les exigences de la Columbia.
Comment un film aussi bizarre est-il quasiment devenu culte ? Il prend acte d’un certain démantèlement du système hollywoodien, toujours en cours aujourd’hui. Il ne suffit pas d’une course-poursuite dans les rues d’Acapulco, d’un plongeon parfait, d’une ballade langoureuse chantée par une épouse nonchalante en maillot de bain, d’une composition virtuose de miroirs brisés, d’un baiser surpris dans un aquarium, etc., pour transformer un film de série B en chef d’œuvre. Il faut un monde où tout le monde ment, où les calculs sont systématiquement démentis par les résultats, où le pouvoir handicapé, défaillant, ne marche qu’aidé par une double canne, où la femme fatale est manipulée par ceux qu’elle manipule, où le commandant de bord n’est qu’un pantin impuissant, où même les juges trichent aux échecs, c’est-à-dire un monde qui décrit le plus fidèlement possible notre monde. Michel O’Hara a pour particularité de se laisser aller, de ne pas calculer. S’il essayait de raisonner, il ne trouverait pas de solution, alors il a renoncé une fois pour toutes. Sensible à la beauté d’Elsa, il ne fait rien pour se l’approprier. Lucide face au cynisme des deux avocats, il ne cherche pas à les contrer. Il préfère une posture de détachement, de déprise, la seule qui lui reste.
- Interprété par Everett Sloane. ↩︎
- Rien à voir avec Touchez pas au grisbi, film de Jacques Becker qui ne sortira qu’en 1954. ↩︎
- Allusion peut-être au titre du livre de Sherwood King qui aurait inspiré l’intrigue du film : If I die Before I Wake (1938). ↩︎