Il faut se retirer devant l’archi-amour, en passer par une mort, la peine de mort ou la pulsion de mort
C’est une contrainte de structure qui transparait dans la littérature et le cinéma, mais n’apparaît que rarement, voire jamais, comme telle. On la trouve dans une nouvelle d’Henry James, La Bête dans la Jungle (1903), telle que filmée aussi fidèlement que possible par Benoît Jacquot en 1988, ou dans ses déclinaisons, La Bête de Bertrand Bonello (2024), et La Bête dans la Jungle de Patric Chiha (2023). Dans ces récits, l’autre amour dont je parle, l’archi-amour, se présente comme une expérience nouvelle, dangereuse, risquée mais désirable, fascinante mais incompatible avec la vie habituelle, courante. Donnons la parole à May Baltram, la femme qui recueille, pour la première fois, les confidences d’un dénommé John Marcher, qui lui a avoué, autrefois, avoir eu l’intuition de cet événement.
— May : Je savais qu’en me liant à John, en devenant son complice, je m’éloignais de toute possibilité de vivre la vie banale d’une jeune fille anglaise de mon époque. Il n’y aurait pas de mariage, pas d’enfant, rien d’autre que cette étrange relation qui n’est même pas de l’amour, cette étrange attente qui ne se représente rien de ce qui est attendu. Dès la première confidence, il avait prononcé ce mot, catastrophe, et j’avais deviné qu’en m’attachant à lui, je faisais un pas, voire plusieurs, dans cette direction. Mais je ne pouvais pas faire autrement.
Une autre source est l’écriture et le destin de Heinrich von Kleist, qui s’est suicidé en compagnie de Henriette Vogel, le 21 novembre 1811. Dans son film L’Amour fou (2014), Jessica Hausner décrit ce suicide. Il s’agit d’un autre genre d’amour où les compromis de la vie, les obligations, les calculs, les arrangements y compris les plaisirs, s’effacent : un amour sans alibi ni justification, sans condition, venu de très loin, d’en-deçà des contraintes de la vie sociale. Cet amour fait irruption comme une joie, et aussi (comme dans La Bête dans la Jungle), comme une catastrophe. Mettant fin à tous les devoirs, les engagements, s’acquittant de toutes les dettes, les deux « amoureux » aspirent au repos éternel. Henriette n’a pas eu le choix, c’est la maladie qui l’a forcée, mais pour Kleist, le dénouement est l’aboutissement quasi-inéluctable d’un long cheminement dont les traces dans ses derniers ouvrages sont toujours liées à une histoire d’amour fou :
- Dans La Marquise d’O (1808), le comte F. s’humilie, puis est grièvement blessé avant d’être adoubé par la marquise. Il faut qu’une quasi-mort précède l’accomplissement de l’amour, le mariage princier.
- Dans Le Prince de Hombourg (1808-1810), il faut que le prince accepte la mort, qu’il la considère juste, que l’amour de la patrie fusionne avec l’amour sexuel, pour qu’enfin tout se termine par un mariage (le côté conventionnel des choses).
- Dans La petite Catherine de Heilbronn (1810), Catherine doit approcher trois fois la mort pour susciter, dans sa pureté, l’amour du comte de Strahl.
Chaque fois l’amour survient dans des conditions étranges, asociales. Il faut qu’il soit associé à un danger mortel pour être légitimé.
On peut faire ce choix pour accompagner l’être aimé, pour s’en détacher, ou pour dénouer une situation intenable. On ignore ce qui se passait dans la tête des frères jumeaux Stewart et Cyril Marcus (1930-1975), quand ils ont décidé de finir leur vie ensemble, mais on peut voir le film Faux Semblants (Dead Ringers, 1988), de David Cronenberg, où les Marcus prennent le nom de Mantle. Elliott et Beverley avaient trouvé, entre eux, une sorte de compromis, de partage des rôles qui leur convenait à tous deux : l’un sérieux, scientifique, et l’autre volage, tourné vers le prestige et le lien social. Cette répartition s’est effondrée lorsqu’ils ont rencontré Claire Niveau, une actrice qui finalement s’est attachée à l’un, le plus fragile, et non pas à l’autre. Beverley a trouvé en Claire un point d’appui plus primordial que sa relation avec Elliott, et cela s’est révélé insupportable. L’archi-amour ne fait pas de cadeaux. Il exige la totalité d’une personne ou d’une relation, ou rien. Avec le suicide des frères Marcus/Mantle, c’est le rien qui a prévalu.
Dans La Douce, nouvelle de Fiodor Dostoïevski datée de 1876 comme dans Une femme douce de Robert Bresson (1969), l’histoire commence par un mariage de convenance entre un homme de 40 ans et une adolescente de 16 ans. Ils sont plus associés qu’unis dans cette vie en commun qui n’évite pas la solitude, la tristesse, le silence, l’absence de perspective. On supporte cela moins mal quand on est deux, mais on le subit quand même. Le quasi équilibre ne tient que quelques mois, il se brise quand la jeune fille croise un autre homme, le rejette, est surprise par le mari, le menace symboliquement d’un revolver, tombe malade. Ce qui se passe en lui est étrange : c’est alors qu’il tombe amoureux. C’est un amour irrationnel, injustifié, qu’elle ne supporte pas. Elle préfère se suicider, et lui, il rumine l’échec. Il était possible de vivre dans un certain rapprochement des impasses, mais on ne peut pas vivre avec un sentiment archi-amoureux incontrôlable, qui déborde toutes les digues.