Art inconditionnel

L’œuvre d’art est la figure concrète, socialement reconnue, de l’inconditionnalité dans le monde

En quoi une œuvre dit « d’art » se distingue de n’importe quelle autre ? Que vient changer le fait d’ajouter ce qualificatif ? Le sujet est largement débattu et n’a pas, n’aura jamais, de réponse unique. Je voudrais ici mettre à l’épreuve, par analyse de certains films, une hypothèse liée à une distinction fondamentale entre 1/ ce qui concerne le cycle de vie : manger, respirer, habiter, coopérer, procréer, vivre ensemble ou pas, en paix ou en guerre, etc, qui exige des organisations, des institutions, des règles, des obligations liées à la vie économique, politique, familiale, généalogique, etc – toutes choses à respecter sans lesquelles on ne pourrait tout simplement pas survivre, et 2/ d’autres exigences non nécessairement liées au cycle de vie, que les humains déclarent, affirment, mettent en pratique avec un certain degré de diversité et, disons le mot, de liberté, dans les domaines où ils le peuvent, par exemple la politique, le spectacle, le lien social, le sentiment amoureux ou l’art. Les premiers sont contraints, conditionnéspar la nécessité, les seconds sont mis en action, en œuvre, sans raison particulière, inconditionnellement. L’hypothèse est que l’art est le lieu d’une tension unique, irrépressible, entre d’une part une poussée inconditionnelle, archi-poussée de source inconnue, et d’autre part une contrainte sociale d’évaluation, un ensemble de mécanismes conduisant à un jugement de valeur : « ceci est de l’art, ou ceci n’en est pas ». Imaginons que le cinéma, qui se dit septième art et prend assez souvent l’art (ou ce qui s’en dit, s’en décrit, s’en raconte) comme thème, imaginons qu’il puisse nous aider à tester cette hypothèse. 

On trouve une illustration de cette tension dans le film de Cédric Klapisch, La Venue de l’Avenir (2025). Le titre est séduisant, prometteur, mais l’histoire est tournée vers le passé. Une trentaine de cousins retrouvent dans la maison normande de leur aïeule morte vers 1944 un tableau de Claude Monet, que nous ne voyons jamais sur l’écran. Leur première réaction est de le faire expertiser. Ils apprennent que sa valeur est inestimable, sans avoir besoin pour cela de le regarder. La seule chose qui compte est sa valeur de marché, prouvée par la généalogie, le lien ayant existé ou non entre leur aïeule et le célèbre peintre Monet ou le photographe Nadar, qui constitue le fil diégétique du film. L’œuvre dite d’art est jugée sur des critères exclusivement sociaux, conditionnés. Parmi les cousins, un seul s’intéresse au tableau lui-même, à la raison inconnue, énigmatique, pour laquelle il sort de l’ordinaire. Il distingue ce tableau, le sépare des autres, sur la base d’une intuition dont il ne dit rien. Il aura fallu cette dimension inconditionnée pour que les autres s’intéressent à sa reconnaissance sociale, sa valeur d’échange. L’étrange dialectique entre ces deux dimensions est au cœur du film.

Dans Pont des Arts (Eugène Green, 2004), la tension entre les deux dimensions est si violente qu’elle conduit au suicide de la chanteuse de musique baroque, Sarah. Sa voix est unique, si extraordinaire qu’elle appelle l’amour d’un homme qui ne l’a jamais connue que par ses disques, Pascal – mais un autre homme dans une position de pouvoir lui a dénié la reconnaissance sociale. Pascal ressent spontanément, sans raison et sans culture particulière, la dimension de pure inconditionnalité de la pure voix de Sarah. Il fait tout pour la retrouver dans le monde réel dont elle a décidé de s’absenter. Le seul lieu où ils peuvent se croiser est le pont des Arts – une dénomination prémonitoire. Dégagé de toute évaluation de la société ou des institutions, le spectre de Sarah peut être entendu, re-connupar un vivant bien concret. 

Le film Paterson de Jim Jarmusch (2016) raconte une histoire où le dénommé Paterson fuit la reconnaissance sociale. Toute se passe comme si les poésies qu’il écrit tenaient leur valeur de leur dissimulation, leur retrait. S’il les montrait, elles deviendraient banalement conditionnées. Le jour où sa compagne Laura réussit à le convaincre de les faire lire, c’est son chien qui l’en empêche, réduisant le carnet de notes en morceaux (une sorte d’intervention divine). Il finit par trouver un interlocuteur qui ne l’expose pas au jugement des autres, un Japonais qui passe par là et sait que Paterson, titre du poème de William Carlos Williams, donne à la ville sa dimension poétique. Alors il écrit de nouveau sur un carnet vierge, sans dévoiler son secret. La dimension inconditionnelle de l’art est séparée de sa reconnaissance sociale, sans l’intervention d’aucun expert. Il suffit d’une page blanche.

Un autre cas de tragédie est présenté dans le film de Stéphane Demoustier, L’inconnu de la Grande Arche (2025). On peut employer ce mot, tragédie, car dans la présentation du film, Johann Otto Von Spreckelsen semble agoniser à cause de ce qu’il ressent comme la disqualification de son œuvre (d’art) : la Grande Arche de La Défense. On sait maintenant qu’il était déjà malade d’un cancer, mais cela n’altère pas la signification du film. Le bâtiment dont il avait rêvé, qu’il nommait le Cube, parfaitement blanc et lisse, massif et évidé, était l’œuvre de sa vie. Les vicissitudes politiques ont conduit à le transformer en immeuble de bureau, en évolution permanente selon les lois courantes de l’urbanisme soumises aux contraintes légales des appels d’offre. Pourtant lorsqu’on jette un coup d’œil sur l’Arche, on a le sentiment que l’art est toujours là. L’originalité du bâtiment n’a pas totalement succombé aux conditions de sa production. Ses difficultés sont la marque même du compromis entre les deux dimensions de l’œuvre d’art.

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