La Bête dans la Jungle (Benoît Jacquot, 1988)

À distance de la vie courante, quotidienne, nous attend un événement archaïque, dangereux, catastrophique et pire encore : vide, sans signification ni contenu, une Bête effrayante

En 1962, Marguerite Duras est contactée par James Lord pour finaliser son adaptation de la nouvelle de Henry James, The Beast of the Jungle, pour le théâtre. Cette version sera jouée dès 1962 au théâtre de l’Athénée1 sous le titre La Bête dans la Jungle, un texte qui a sans doute influencé toute l’œuvre de Marguerite Duras. En 1981, elle décide de rédiger une seconde version créée au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis avant d’être reprise à l’Athénée, avec Delphine Seyrig2 et Sami Frey dans une mise en scène d’Alfredo Arias. C’est cette version, publiée en 1984, qui a été retravaillée en 1988 par Benoît Jacquot pour la télévision, avec les mêmes acteurs. On peut s’appuyer sur ce film pour tenter une interprétation d’un récit court mais énigmatique, pour lequel d’autres adaptations cinématographiques3ouvrent la voie à d’autres interprétations.

Dès le début du film4, les deux personnages prennent leur distance vis-à-vis des autres convives d’une soirée qui leur semble étrangère. John Marcher marche seul dans la grande demeure, il se recueille devant un tableau, tandis que May Baltram (renommée Catherine par Marguerite Duras5) a abandonné ses invités. Ils glosent sur le portrait du 4è marquis du lieu, « un homme exceptionnel, un héros de sa propre vie, très assuré de sa propre force, de n’avoir rien rencontré jamais qui le fasse douter » dit John; « Rien ne l’a jamais détourné de ce qu’il disait être son destin », ajoute May. Il est mort pour avoir soutenu Cromwell, « et son portrait a été retourné contre le mur par ses descendants, pour bien marquer la honte de la famille. » Tout ici rappelle un passé héroïque dont les restes sont enfouis, silencieux. Il leur faut ce point commun, l’intérêt pour une trace dont les autres convives se moquent, pour communiquer entre eux. « Est-ce que nous ne nous sommes pas déjà rencontrés ? » demande-t-il. Elle acquiesce, et parle d’une conversation qui lui a fait forte impression. Ses souvenirs à lui ne sont pas très précis : un store blanc, un orage court et fort, une chaleur étouffante, terrible, auxquels elle ajoute une découverte archéologique à Pompéi6. Peu importent les dates, les lieux, ce qui compte finalement, c’est la confidence qu’il ne se souvient pas lui avoir faite, une confidence qui, comme il le dit, « rend un avenir commun inévitable ». Elle seule s’en rappelle dans un rapport au passé dont ils ne pourront pas se départir. Il en va ainsi de l’autre amour que je nomme ici archi-amour : il est ancré dans un événement oublié, dont il faut sans cesse, pour toujours, se remémorer dans la perspective d’un futur. Le passé dont ils parlent a-t-il vraiment eu lieu, ou bien le fabriquent-ils au fur et à mesure ? Ont-ils vraiment un souvenir en commun, ou bien le reconstituent-ils a posteriori, pour donner une assise à leur relation ? Le souvenir oscille entre le déjà et le pas encore, première confusion, première incertitude, premier brouillage, qui ne les fait pas fuir mais au contraire les oblige à rester, à attendre. Il y a cette particularité de l’archi-amour : il revient du passé, mais on l’attend toujours. Il doit son autorité à une trace que seule une contre-signature pourra, plus tard, confirmer.

Puis vient le contenu de leur conversation d’alors, dont elle seule se souvient : une confidence, l’annonce d’une chose qui devait arriver, dont il n’a jamais parlé à personne d’autre. Elle est la seule à savoir, la seule sur la terre entière, qui sait que depuis toujours, il a eu au plus profond de lui la conviction d’être réservé à un sort rare et mystérieux, un événement extraordinaire, peut-être même terrible, terrifiant, une sorte de destin dont il avait à la fois la prémonition et la certitude, jusque dans son corps, et qui le détruirait sans doute, complètement. Ce sentiment, avoue-t-il, ne l’a jamais quitté. Il en va ainsi de l’archi-amour : unique, rare, singulier, mystérieux et en même temps terrifiant. Ce n’est pas le genre de chose qui apporte la célébrité ou la joie, au contraire, c’est une chose dangereuse, destructrice, un désastre qu’il faut attendre, qui transformera tout son univers lorsqu’il arrivera. S’agit-il de l’amour ? demande-t-elle. C’est ce qu’il a cru, mais « si ça n’était que ça, je crois bien que je l’aurais su déjà » répond-il. Il faut que ce soit plus extraordinaire, plus étrange – pour les autres, mais pas pour lui. Si elle accepte d’attendre avec lui, alors elle sera présente à la catastrophe. Oui dit-elle, elle acquiesce. Les voici unis dans l’attente. L’archi-amour n’est pas, ne peut pas être la banalité de l’amour. Il faut qu’il soit exceptionnel, unique, incomparable. Il doit être un événement, irréductible à la quotidienneté d’une vie, une expérience exceptionnelle, monstrueuse.

Il a fallu, lors de leur première rencontre, que John confie son secret à Catherine, qui dès lors n’est plus un secret. Son aventure ne peut pas être solitaire, il doit la partager. Désormais tous deux y sont engagés, irrémédiablement. Quand la chose arrivera, c’est elle, May, qui devra l’avertir. « Mon rôle, dans cette histoire, doit vous confirmer dans le vôtre » dit-elle. « Les bases mêmes de notre intimité rend notre mariage impossible » dit-il. Il peut demander à une amie qu’elle l’accompagne dans son appréhension, si toutefois elle le veut bien, mais à personne d’autre – autrement dit, pas à une épouse. « Vous devez savoir ce qui va m’arriver » dit-il. « Vous ne devinerez jamais répond-elle ». Il est l’effrayé, et elle est la détentrice du secret qui connaît les langues étrangères, y compris celle de la Chose. Ils tournent tous deux, inséparables, autour d’un même sujet. Elle laisse entendre qu’elle sait quelque chose qu’il ne le sait pas, mais ne le révèle jamais. Cette chose, cette présence vivante, cachée, dans une grande obscurité, c’est la Bête tapie dans la jungle, prête à bondir. Tous deux croient à l’existence de cet animal souverain, inaccessible, incompréhensible, indescriptible, qui ne peut surgir que de leur relation. Il ressent sa maladie comme une catastrophe, sa perte comme insupportable.

Ce que, s’approchant de la mort, elle comprend la première, c’est que cet archi-amour déjà perdu, ILS L’ONT VÉCU. Dans le moment même où l’événement surgit comme impossible, il est réel, intense. John le croit repoussé indéfiniment à plus tard, alors qu’il a lieu en ce moment même. Ils avaient compris depuis longtemps que pour l’expérimenter de la façon la plus radicale, la plus profonde, il fallait éviter la vie en commun, le mariage et tout ce qui va avec, mais avec la maladie de Catherine, ils comprennent qu’il n’y aura pas de plus tard. John pensait jusqu’alors que la chose avait tout son temps et que son rôle était seulement de l’attendre, mais voici que le temps est borné. Catherine est déjà ailleurs, dans le lieu éternel où il ne peut pas la rejoindre. Rien n’arrivera plus pour elle. Tout est déjà terminé. C’est comme si la Bête n’attendait plus rien. « Tout ce que je demande, c’est que cette chose soit seulement digne de mon attente, de cette certitude qui me fait vivre depuis longtemps, que je n’aie pas attendu si longtemps pour rien » dit-il. Elle répond : « J’ai le sentiment d’avoir passé toute ma vie à rêver de toutes les éventualités. La chose la pire à laquelle vous faites attention, la pire entre toutes, c’est celle dont vous n’avez jamais parlé. Elle serait la plus grande honte et en même temps la plus grande perte qu’un humain puisse subir. » La plus grande honte, la plus grande perte, aurait été d’abandonner, de renoncer à la chose et de se vouer à la répétition de la vie courante, quotidienne. Il s’inquiète, il croit avoir tout perdu. « Toute mon histoire, mon obsession ne repose sur rien, une illusion depuis le commencement. Je n’ai pas vécu pour une simple imagination! Qu’est-ce que c’était ? » demande-t-il avec insistance. « Cette chose dont il ne reste plus rien qu’une marge à peine perceptible. Il est arrivé ce qu’il est arrivé. » répond Catherine.

Il voudrait la voir, elle ne se montre plus. Sa chaise est vide. Puis elle finit par apparaître. « Cher John, je regrette. Je vais vous quitter l’esprit tranquille. Le moment est venu de tout mettre en ordre entre vous et moi. Cette chose que vous avez toujours attendue et que j’ai attendue avec vous depuis des années, ce que j’ai à vous dire c’est ceci : c’est que cette chose est arrivée comme un événement tangible et complètement déterminé. La Bête vous a touché, mais vous ne l’avez pas vue. Vous ne vous êtes pas aperçu de sa présence. C’est le mystère du mystère, l’extraordinaire de l’extraordinaire. il aura suffi de moi pour le savoir, ce n’était pas la peine que vous le sachiez. La bête a bondi, elle a fait son oeuvre, vous lui appartenez maintenant complètement, vous êtes seul. – J’ai été joué Catherine, j’ai joué au destin menteur. – Ce que j’ai essayé de vous dire depuis tant d’années, vous avez vu ce que nous n’avons jamais, la preuve irréfutable d’une loi de la loi qui s’est manifestée à vous. – Ce qui va arriver, c’est quelque chose dont je n’ai jamais eu peur ? – Ce qui arrive, c’est la marque la plus banale d’un sort commun. Le mystère est là, précisément là, dans le sort commun. Nous y sommes maintenant John, tout simplement, c’est fait. – Comment une chose dont je n’ai jamais eu le sentiment de la présence peut elle être celle-là même que j’étais prédestiné à subir ? – Vous deviez subir votre destin, il n’était pas obligatoire que vous connaissiez. Vous n’avez pas à souffrir, du moment que nous ne devions pas… » Elle s’en va.

Après avoir voyagé quelques années, un jour d’automne, John se rend dans le cimetière où Catherine est enterrée. Parmi les tombes, il aperçoit un homme en pleurs, dont la douleur est si forte, si terrible, qu’il se demande quelle perte irréparable en a été la cause. Alors, soudain, il croit voir la Bête de la jungle se dresser devant lui, énorme, hideuse. Craignant d’être renversé, il se jette le visage en avant sur la tombe de Catherine. Il aura revécu, un instant, cet archi-amour qui distingue son expérience de toute autre relation amoureuse. L’autre homme pleurait sa vie passé, mais lui, il expérimente au présent le lien impossible, indissoluble, avec l’incarnation de son destin. Ce qui le jette au sol n’est pas la nostalgie d’une femme morte, c’est la réitération d’un vécu incomparable.

  1. Mise en scène de Jean Leuvrais, avec les acteurs Loleh Bellon et Jean Leuvrais lui-même. ↩︎
  2. Très féminine, plus d’une décennie après que son engagement féministe ait commencé avec le tournage de Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1975) et ses premiers films en compagnie de Carole Roussopoulos. ↩︎
  3. A Fera Na Selva (Paul Betti, Eliane Giardini et Lauro Escorel, 2018), The Beast in the Jungle (Clara Van Gool, 2019), La bête dans la jungle (Patric Chiha, 2023), La Bête (Bertrand Bonello, 2024). ↩︎
  4. La mise en scène d’Alfredo Arias nous parvient sous la forme d’un film signé Benoît Jacquot. Entre Henry James, James Lord, Marguerite Duras, Alfredo Arias et les acteurs, les auteurs se démultiplient. ↩︎
  5. Pourquoi elle seule a-t-elle changé de nom dans l’adaptation de Marguerite Duras, et non pas John ? La May de Henry James semble moins prescriptive, moins affirmative.  ↩︎
  6. Point commun avec une autre histoire de couple filmée par Rossellini en 1953 (Voyage en Italie), dans laquelle une découverte de ce genre restaure une relation entre deux êtres.  ↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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