Eat the Night (Caroline Poggi et Jonathan Vinel, 2024)
Fini de jouer! Sans chez soi ni extériorité, sans passé ni avenir, plus rien ne protège de la cruauté du monde
Dès le début, la fin du jeu est annoncée et l’on devine que cette fin sera aussi la fin du film. Le jeu, c’est Darknoon, le message est clair : « ALERTE : Le jour du solstice d’hiver, à minuit, le serveur du jeu vidéo Darknoon fermera définitivement ». Les joueurs s’appellent Apo1 (pour Apolline, 17 ans) et son frère Pablo2 sensiblement plus âgé qu’elle – c’est un frère, mais aussi peut-être, en même temps, un petit ami et un substitut de père, car la mère a disparu et le père biologique passe sa vie en voyages. Ils ont l’habitude d’y jouer ensemble, de s’y soutenir, de s’y combattre, à peine cachés derrière un avatar qui leur ressemble. Pour eux (surtout pour Apo) la disparition soudaine du jeu est une catastrophe. Elle s’était fabriqué de ses propres mains une imitation de son armure, un costume qui faisait entrer le jeu dans sa chambre, son placard, devant son miroir, et elle est triste. À J – 60, deux mois avant l’effacement du jeu (solstice de 2024 : le samedi 21 décembre), commence un temps intermédiaire où les jours restants s’égrènent. Apo va encore au lycée tandis que Pablo est à son compte. Dans une maison abandonnée en pleine forêt, il fabrique de la drogue de synthèse (l’ecstasy) qu’il vend à des clients trouvés dans les environs immédiats, la banlieue du Havre. La confection des pilules exige beaucoup de précision, de minutie, mais la charge de travail est modeste et le gain élevé.
Un jour, Pablo est agressé par des membres de la bande concurrente dirigée par un certain Louis qui contrôle le quartier. Il s’en tire bien, avec l’appui d’un garçon qui par hasard se trouvait là, nommé Night3. Ils s’associent, forment à eux deux une belle équipe de fabrication et de distribution, d’autant qu’ils sont homosexuels et que leur solidarité, leur affection, se transforme en amour. C’est le temps du bonheur pour Pablo mais il vit dans l’illusion, il ne se rend pas compte des risques qu’il prend. Tout se passe comme si la vente de drogue n’était, elle aussi, qu’un jeu de rôles. Grâce à son petit commerce, il offre à sa sœur un nouvel ordinateur, tend à vivre de plus en plus souvent dans sa maison des bois avec Night, loin du domicile de ses parents où Apo continue à habiter. Se demande-t-elle de quoi il vit ? Peut-être que oui, peut-être que non. Il y a dans le positionnement du frère et de la sœur plusieurs tensions :
- Ils n’ont pas vraiment de chez soi. Certes ils ont leur chambre dans la maison des parents, mais Apo ne s’y sent pas vraiment chez elle, elle n’habite que dans le jeu. Quant à Pablo, il passe son temps dans la maison des bois. C’est « chez lui » mais pas vraiment, on ignore quel titre il a sur cette maison.
- Ils restent en permanence dans le quartier. Entre le centre commercial et le lycée, Darknoon et les activités de Pablo, ils semblent ne partager aucun intérêt avec personne, n’avoir aucun lien avec le monde extérieur, ni culturel, ni politique, ni autre. Leur seule extériorité, le jeu vidéo, est aussi une intériorité car ils ne jouent qu’ensemble.
- au-delà de leurs parents, avec lesquels ils n’ont aucune relation, il n’y a rien qui compte : ni tradition, ni ascendance, ni fidélité particulière. Ils n’ont pas non plus de projets d’avenir, ni d’ambition pour le futur. Leur vie est littéralement rivée au présent (le présent du jeu, le présent de la vente de drogue), sans autre considération.
- les enjeux du monde (réel) ne les intéressant pas, ils vivent la fin du jeu comme la fin d’un monde. Apo a transféré tout ce qui compte pour elle dans le jeu, et pour Pablo, c’est sans regret que la fin du monde ancien se profile, car il a Night. Night est pour lui la nouveauté, la promesse, le moment suivant.
Mais voilà qu’une autre catastrophe, une double catastrophe, s’abat sur eux. Pablo s’en prend à l’un des membres de la bande à Louis, celui-ci répond en le dénonçant à la police. Pris sur le fait, il se retrouve en prison. Night décide de le venger, il essaie d’incendier la maison de Louis mais renonce quand il constate la présence du vieux père malade du chef de bande. C’est un acte de générosité de sa part, il n’est pas un tueur, mais le système de surveillance le repère. Encerclé par la bande, Night est violemment battu jusqu’à tomber dans le coma. Peut-être ne s’en remettra-t-il jamais. Informé en prison, Pablo se jette la tête contre le mur. Il s’échappe de l’hopital, venge à son tour son ami et amant en renversant Louis avec une voiture volée. Il n’est plus seulement un dealer, il est devenu meurtrier. De retour dans sa maison des bois, il ne lui reste que quelques minutes pour jouer avec sa soeur dans Darknoon. À la fin du film, le jeu s’efface définitivement, ils savent que leur aventure se termine, chacun de son côté, ils pleurent.
C’est un film dans lequel tout est orienté vers la fin : les pleurs du dernier plan. Quand on pleure, c’est qu’il n’y a plus rien à faire, aucune action possible. Les larmes sont la marque d’une impuissance, une incapacité à réagir. Ces jeunes qui n’ont pas de passé, pas de futur, qui vivent entièrement dans le présent, n’ont rien d’autre dans leur vie que l’échange commercial (la drogue comme symbole de toutes les consommations), le jeu vidéo, le supermarché, l’argent. Le film commence par l’annonce d’une apocalypse, la fin du film, prévue très exactement 60 jours plus tard, mais celle-ci est déjà contenue, depuis sa naissance, dans les trois lettres du surnom de la jeune fille, Apo, et dans le nom de l’ami qui sombrera dans le coma, Night (on ne sait pas s’il se réveillera jamais et s’il se réveille, nous dit-on, il ne sera plus jamais le même). Comme le dit le titre du jeu, Darknoon, il n’y avait pas d’espoir depuis le début, l’aube était déjà sombre. Tout était déjà mécanique, sans surprise dans le déroulement du temps. Cette efficacité mécanique se retrouve à l’intérieur même du film par la création de toutes pièces d’un jeu idoine spécifique, sans recours extérieur à un studio. Inventer et créer l’univers de Darknoon avec des moyens limités, en si peu de temps, avec le DJ Lucien Krampf et l’artiste Saradibiza, c’est vraiment un exploit4. Nous les spectateurs, nous en avons pour notre argent et sommes entraînés, nous aussi, dans l’illusion. Nous avons la chance de voir les avatars en pleine action, avec des visages qui finissent par se confondre avec les vrais visages des acteurs. Nous sommes fascinés par ce souci de perfection technique, tout en pressentant la chute inexorable du récit vers le malheur, la cruauté. L’impasse est totale. Apo est absolument seule et Pablo a tué un homme, il va peut-être s’enfuir mais sera rattrapé et, pourchassé en prison par l’autre bande, il ne va jamais s’en sortir.
Le jeu est rassurant, c’est un monde familier, contrôlable, délimité. Il remplace non seulement le père et la mère, mais aussi l’école, la culture, l’histoire. Il concentre les émotions, les amitiés, les savoir-faire. Si on pouvait supprimer tout ce qui est en-dehors de lui, ce serait un soulagement. Pablo sait qu’il doit gagner de l’argent, il a trouvé une autre solution, une autre idée, mais émotionnellement voire intellectuellement il est encore dans le jeu. Il n’a pas compris qu’avec la bande rivale, on ne jouait pas. Voilà qu’on lui enseigne avec violence tout ce que son père ne lui a jamais enseigné. Le jeu ayant disparu, sans aucune médiation, il ne reste que la cruauté brute.
Il arrive qu’à la fin d’une histoire, on puisse se dire : le monde (ce monde, mon monde) est fini, Die Welt est fort, il aurait fallu faire autre chose mais il n’y a plus rien à faire, il va s’effondrer, il ne peut que s’effondrer. Mais il y a pire, le cas où le monde, aurait été fini depuis le début. On n’a même pas l’idée qu’on aurait pu faire autre chose car tout était déjà effondré. Comment alors exiger de qui que ce soit qu’il passe à l’acte ? C’est cela, cette chose ingérable, que les jeunes ont à gérer, et c’est beaucoup leur demander. Le film ne donne aucune clef, il ne propose rien de précis, il n’avance aucune solution, et en outre il se termine par des pleurs. Il y a pourtant quelques rares moments qui résistent : l’affection entre un frère et une sœur, la solidarité d’un inconnu, un moment de rêve ou de rencontre dans une jeu vidéo restitué, quelques instants de calme dans une maison perdue dans un bois. C’est peu de chose, mais c’est quand même le commencement du début d’un pas au-delà. Un film n’est pas un programme politique, il ne fait que jeter une lueur sur une réalité plutôt sombre, celle où l’on sait à l’avance qu’il n’y a rien à faire. En produisant une imitation de jeu vidéo quasiment parfaite, les réalisateurs d’Eat the Night se sont montrés à la hauteur de la catastrophe qui arrive. Le film est ambigu. Il peut avoir pour le spectateur la fonction qu’a le jeu vidéo pour les jeunes : donner l’illusion qu’en regardant (en consommant) des œuvres de fiction (ou d’art), on peut retarder la catastrophe; mais il peut aussi ouvrir la voie à quelques défaillances dans la machinerie. Ce n’est ni une piste ni un espoir, ce n’est qu’un détail dans un film.
- Interprétée par Lila Guéneau, qui avait le même âge que le personnage au moment du tournage. ↩︎
- Interprété par Théo Cholbi, qui avait plus de 30 ans au moment du tournage; Les réalisateurs lui ont demandé de revoir Al Pacino dans Panic à Needle Park (Jerry Schatzberg, 1971). ↩︎
- Interprété par Erwan Kepoa Falé dont la personnalité calme, contrôlée, infuse dans le film. ↩︎
- Détourner des jeux vidéos pour en faire des récits de cinéma, c’est ce qu’on appelle du machinima. ↩︎