Fotogenico (Marcia Romano et Benoît Sabatier, 2024)

Faire son deuil en préservant, malgré tout, un lieu où la trace du mort peut s’inscrire

Ce film qu’on peut résumer par une simple phrase : Raoul débarque à Marseille où sa fille est morte décrit la vie d’une certaine population marseillaise, et c’est aussi, et surtout, un film de deuil. Il n’est pas dédié pour rien à Daniel Simon Rosoum, dit Daniel Darc, chanteur de Taxi Girlmort en 2013 à l’âge de 53 ans d’un œdème pulmonaire lié à des excès d’alcool, de drogue et de médicaments1 – comme la fille de Raoul, Agnès. Les cinéastes ont plutôt l’âge d’avoir écouté Daniel Darc2 et habitent Marseille depuis quelques décennies, tandis que ledit Raoul3, personnage truculent du film, habite loin des Bouches-du-Rhône, s’est fait plaquer par sa femme et vient de perdre son travail de représentant en vin (Côte-du-Rhône). Tout en restant assez imbibé, incapable de se passer d’une petite bouteille de temps en temps, il profite de sa liberté pour découvrir l’endroit où sa fille Agnès a vécu. Il sait qu’elle est morte un an plus tôt, il croit savoir qu’elle était étudiante en droit, et il cache difficilement son émotion. À l’époque où elle correspondait encore un peu avec lui, elle a donné des adresses où, parait-il, elle faisait des stages. Il lui faut peu de temps pour se rendre compte que ces adresses n’ont pas grand rapport avec le droit : une boutique de disques, une sorte d’espace de co-working où des jeunes travaillent devant des écrans. Il ne trouve au départ qu’un seul indice : un disque de hard rock où sa fille est chanteuse dans un groupe nommé Fotogenico4. Il ignorait son intérêt pour la musique, et encore plus qu’elle chantait. Le disque vinyle deviendra son fétiche, son doudou qu’il ne quittera pas jusqu’à la fin de l’histoire quand il réussira non sans mal à réunir l’ancien groupe, excepté sa fille bien sûr, en mémoire d’elle mais surtout pour lui, pour qu’il survive.

Tout commence donc par la stupeur d’entendre la voix d’Agnès, au présent. C’est un trait marquant de la voix enregistrée5. Plus que n’importe quelle trace ou image, elle donne l’illusion de la présence. Comme Sarah, la chanteuse baroque de Pont des Arts (Eugène Green, 2004), la voix peut donner l’impression que sa fille est là, en chair et en os. Il ne pleure pas tout de suite, mais il danse au son d’une musique revenue du passé et rêve de réunir la troupe de filles qui se produisaient avec elle. Il y a la belle Lala6 aux yeux bleus qui ne quitte jamais ses rollers, l’androgyne Tina7 à la coupe de Ziggy Stardust, Brune8 la grande tige espagnole, et Venus9– toutes différentes les unes des autres par leur apparence, leur diction, leurs accents ou leur style vestimentaire, et toutes si caricaturales qu’on les croit sorties d’une bande dessinée. À cette petite bande dispersée s’ajoute Ismaël10, un jeune beur qui fait les trois-huit en gardant un trou (un chantier abandonné) et un affreux dealer qui se fait appeler LeKoose11 quand il vend de la came et Hypolite quand il écrit ses mémoires où parfois il évoque Agnès. Raoul fait copain avec lui, puis lui tape dessus quand il comprend que c’est lui qui a entretenu la dépendance de sa fille. Dans cette troupe bigarrée, chacun l’accueille ou ne l’accueille pas à sa façon. Raoul profite de l’hospitalité quand elle arrive et s’en passe quand elle n’arrive pas.

C’est donc un film montrant un père, réalisé par des cinéastes qui ont l’âge du père mais qui, comme lui, tendent à s’identifier (dans une certaine mesure) à la nouvelle génération. Sans doute ont-ils eux aussi la nostalgie de leur jeunesse, et doivent-ils eux aussi faire un certain travail de deuil, pas seulement à l’égard de leur compère Daniel Darc12, mais à l’égard d’un univers auquel ils participent sans y participer (comme Raoul). On sait que selon Freud, pour réussir, le travail de deuil suppose un certain degré d’identification à la personne perdue. Sur ce plan Raoul y va carrément : il chante la chanson de sa fille et va jusqu’à faire une overdose (à moins que ce ne soit une tentative de suicide) exactement à l’endroit où elle est morte, dans la cuisine de Tina avec laquelle elle cohabitait. Il expérimente ses addictions qui s’ajoutent à son propre problème d’alcoolisme, fait ce qu’il peut pour fréquenter ses copines et va jusqu’à provoquer la résurrection de Fotogenico, le groupe de musique. Agir ainsi n’est pas sans risque, car à force de fétichiser la voix de la disparue, à force de s’incorporer la matérialité de sa voix, ses objets, ses lieux de vie, il prend le risque de ne plus pouvoir s’en dissocier. Le film évite de montrer le moment le plus douloureux, celui de la séparation. C’est sa qualité et aussi sa limite. On peut, pour quelques jours, faire revivre un spectre, mais on ne peut pas vivre indéfiniment avec lui. Mieux vaut ne pas représenter le moment d’arrêt, de rupture, de retour.

Ce film de deuil est aussi, dit-on, un film sur Marseille. Certes on la voit, entre la Corniche et la plage de la Pointe Rouge où Raoul se retrouve en slip, ses rues étroites, ses sous-sols lugubres, ses graffitis, ses trottoirs jonchés de déchets, ses trottinettes en libre-service, ses clubs électro-noise, ses salles garage-punk, ses lieux alternatifs, etc. Mais ce monde restitué est une ville-cliché qui n’existe pas vraiment. Il faut à Raoul, et peut-être aux cinéastes, ce décor cinématographique pour décrire avec lucidité et précision les mécanismes du deuil. Comme l’explique Freud dans Deuil et Mélancolie13, il arrive qu’une personne s’identifie au mort, à tel point qu’elle perd toute estime de soi et s’autodétruit. Raoul passe par un moment de ce type où son propre monde s’efface. Sauvé par Tina, il est ensuite porté par le groupe de filles (marseillaises) qui ne répètent pas le passé mais l’obligent à se tourner, lui, vers autre chose. Le fera-t-il ? A-t-il encore un avenir ? La question est hors-champ. Il arrive que la « réussite » du deuil (c’est-à-dire l’oubli du mort) soit impossible, et c’est alors, seulement alors, que surgit un autre monde où la trace du mort garde, malgré tout, une place.

  1. « Je voulais devenir guitariste junkie, a dit Daniel Darc. J’ai réussi à devenir junkie. Guitariste, j’ai foiré ». ↩︎
  2. « C’était une période où plusieurs de nos proches sont morts dit Benoit Sabatier. Comment parler du deuil ? À grands coups de pathos ? Non : avec une bonne dose d’humour, une comédie noire, comment un disque peut sauver une vie. » ↩︎
  3. Interprété par Christophe Paou. ↩︎
  4. Le vrai groupe qui a composé la musique s’appelle Froid Dub. Le titre est peut-être inspiré du film de Dino Risi Sono Fotogenico (je suis photogénique) – effectivement les membres du groupe, toutes des filles, sont photogéniques. ↩︎
  5. En l’occurrence, il s’agit de la voix d’Emma Amaretto, du groupe Catalogue. ↩︎
  6. Interprétée par Roxane Mesquida. ↩︎
  7. Interprétée par Angèle Metzger. ↩︎
  8. Interprétée par Bella Baguena, rencontrée lors d’une nuit de casting sauvage au Cours Julien. ↩︎
  9. Interprétée par Venus Yaffa. ↩︎
  10. Interprété par Rayan Khennouf. ↩︎
  11. Interprété par John Arnold. ↩︎
  12. Ancien rédacteur en chef de Technikart, Benoît Sabatier l’a certainement bien connu. ↩︎
  13. Ecrit en 1915, publié deux ans plus tard. ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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