La Dolce Vita (Federico Fellini, 1960)

Dans un monde qui se déconstruit, il est tentant de se ruer sur les plaisirs, au risque d’aggraver le mal

Ce film a reçu la Palme d’or au festival de Cannes, en 1960, l’année même où L’Avventura, de Michelangelo Antonioni, était sifflé, avant de recevoir le prix du Jury. Voici le récit de l’événement tel que raconté par Wikipédia : « Présenté en sélection officielle, L’Avventura, de Michelangelo Antonioni, est très mal accueilli par le public lors de sa projection1. Monica Vitti, actrice principale, sort en larmes de la salle et se fait injurier. Le soir même, lors d’un dîner de gala organisé au Palm Beach par la production de L’Avventura, un incident éclate entre le chanteur Dario Moreno, qui se produit devant les convives, et l’acteur Alain Cuny, l’un des interprètes principaux de La Dolce Vita. Alain Cuny, choqué par l’accueil fait à L’Avventura, s’indigne que l’on fasse un triomphe au « pitre » Moreno après avoir hué Antonioni, et invective publiquement le chanteur, le comparant au « poisson énorme et visqueux » qui apparaît à la fin de La Dolce Vita. Dario Moreno répond à Alain Cuny : « monsieur, je regrette beaucoup les paroles que vous venez de prononcer parce que moi je vous admire beaucoup ». Alain Cuny est ensuite exclu du festival par le délégué général Robert Favre Le Bret. La polémique autour de L’Avventura, qui reçoit finalement le prix spécial du jury, est citée comme l’un des « scandales » du festival de Cannes ».

Dans La Dolce Vita, Alain Cuny joue le rôle de Steiner, un homme élégant, cultivé, raffiné, pianiste capable d’interpréter la cantate de Bach dans une église2, qui tue ses deux enfants et se suicide plutôt que de supporter une vie trop répétitive, trop réglée. « Se refermer n’est pas le salut, dit-il à Marcello3, ne fais pas comme moi. Mieux vaut une vie dure qu’une existence protégée par une société organisée où tout est prévu, parfait. » N’ayant pas d’autre perspective que la prolongation infinie de cette vie-là, il préfère partir, emportant avec lui son avenir et laissant à sa femme la douleur, la souffrance. Ce geste d’effarante cruauté qui contraste avec la bonté, la sagesse de l’homme, est au cœur de La Dolce Vita4. Le jour même où triomphe le film où il joue, l’acteur qui l’incarne défend L’Avventura, une aventure vécue dans les bordures du monde, dont les personnages ignorent la vie en société, et plus encore la famille. Le médiocre Sandro et sa complice Claudia (Monica Vitti) incarneraient-ils l’idéal de Steiner, auquel celui-ci ne peut pas accéder ? Ce serait trop simple. Steiner se suicide car il est pris dans une double injonction : ni cette vie mondaine répétitive, ni la sortie invivable hors du monde. Qu’arrive-t-il ? Ça se déconstruit. Les jeux sont faits. Pour un homme comme lui, l’ancien monde n’a plus de légitimité. L’année suivante, Antonioni partira d’un constat analogue en répondant à la Dolce Vitapar un autre film, La Notte, où la même Monica Vitti, fille d’un riche entrepreneur, conseille à Marcello Mastroianni (Giovanni) et Jeanne Moreau (Lidia) de profiter de leur vie en couple, une clôture que ni l’un, ni l’autre, comme Steiner, ne peut supporter. Dans ces renvois complexes d’un film à l’autre, ce qui se joue est la relation entre la vie économique, sociale, familiale et ses bords. Ce qui pour toute personne raisonnable est essentiel, incontournable (le cycle de la vie), apparaît aux protagonistes accessoire, dérisoire, secondaire. Steiner s’en désespère, mais le Marcello de La Dolce Vita fait un autre choix : il en profite, il en jouit. Le film oscille entre apologie du plaisir et dénonciation de son caractère délétère. Quand le père de Marcello5, dont la soirée au night-club se termine par un passage nocturne chez une prostituée, décide, après un malaise, de rentrer définitivement chez lui, ce contraste apparaît au grand jour. Le vieil homme, attaché à son village, a la possibilité de faire demi-tour, mais pas Marcello. Celui-ci l’accompagne jusqu’au taxi et replonge immédiatement dans la soupe poisseuse, écœurante, de la Via Veneto6, mélange de tension et d’ennui, dans laquelle il joue le rôle ambigu de participant actif et d’observateur externe. On accepte sa présence tout en lui faisant sentir son irréductible infériorité, à laquelle il finira par réagir frontalement dans la dernière scène, dite de l’orgie (ou de la luxure). 

Revenons à l’exclusion d’Alain Cuny du festival de Cannes, qui répète d’une certaine façon son échappée tragique de la Dolce Vita. Dario Moreno occupe à peu près la même place qu’Emma, la fiancée de Marcello, dans le film de Fellini. Il représente la vie banale, la convention, le ralliement médiocre aux usages courants de la vie quotidienne. Emma parle d’amour comme Dario Moreno fait des blagues (ou des chansons) : avec le sérieux du professionnel7. Acquiescer à l’une ou rire à l’autre aboutirait au même résultat : un enfermement qui n’est pas très différent d’un suicide. Pendant la scène où Sylvia (Anita Ekberg) est interviewée peu après son arrivée à Rome, un journaliste demande : « Le néoréalisme italien est vivant ou mort ? » ; elle ne répond pas. La réponse est sous-entendue : il est bien mort, car il n’était qu’une des dimensions de ce cycle vital désormais vécu comme léthal. Le mouvement brownien des photographes (ou paparazzi8) autour de la star9, analogue à celui des traders dans le film qu’Antonioni tournera en 1962, l’Eclipse, est l’expression hypermoderne, caricaturale, de ce cycle. 

Le film suivant de Fellini, Huit et demi (1963) inaugurera un cycle auto-bio-fantasmatico-graphique qui conduit à Amarcord (1973), tandis que les films d’Antonioni du début des années 60 : L’Avventura, (1960), La Notte (1961), L’Eclipse (1962), et Le Désert rouge (1964), célèbre quadrilogie, approfondissent le contraste avec la Dolce Vita. Dans celle-ci chaque image, chaque geste, chaque dialogue, concourt à ce qu’on pourrait appeler la narration (qui est aussi une négation de la narration, une succession de saynètes dont aucune ne laisse de trace), tandis que les films d’Antonioni multiplient les digressions, les temps morts, les allusions, les gestes gratuits10, en un mot les parerga. Les deux réalisateurs rejettent avec la même vigueur la contrainte sociale de « faire famille » et son corrélat l’amour conjugal, mais tandis que Fellini met en avant une autre contrainte tout aussi sociale, celle de « se faire plaisir », Antonioni privilégie les échappées, les détours, les suppléments11 qui ignorent toute vie sociale. Le premier prolonge à sa façon le néo-réalisme en décrivant la débauche jouissive, spectaculaire et spéculaire, d’une classe décadente, post-fasciste, tandis que le second choisit le retrait, l’éloignement, l’absence anti-spectaculaire et anti-spéculaire. Tandis que Fellini multiplie les apories du jouir, Antonioni analyse froidement les impasses du désir. À l’ennui du cycle de vie, l’un oppose (comme Marcello) l’affirmation du droit au plaisir, vécu tristement comme un devoir ou une obligation, tandis que l’autre oppose (comme Steiner) la disparition, l’aphanisis. Steiner se suicide car il est incapable de répondre aux contraintes de cette société. Le film de Fellini ne lui offre aucune des échappées qu’Antonioni ménage pour ses personnages : il n’y a pas d’arrêt, pas d’absence, pas de creux, pas de trou, pas d’autre sortie du cadre diégétique que des regards-caméra :

  • Marcello vers 2h20, quand il avoue au commissaire de police ne pas savoir si son ami Steiner songeait au suicide. Il se retourne, désemparé, se tourne vers le spectateur, puis, après avoir jeté un coup d’œil sur les enfants assassinés12, s’en va.
  • La jeune Paola dans la toute dernière image du film, sur la plage d’Ostie, après sa tentative dérisoire de communiquer ou de faire un bout de chemin avec Marcello. Alors qu’elle lui sourit, le regard plein d’espoir, il s’éloigne en tenant la main d’une comparse de luxure. Paola le salue puis, toujours souriante, se détourne de lui et regarde le spectateur – rare moment orienté, malgré la désillusion du film, vers un autre futur.

Les deux personnages sont des observateurs de la société romaine qui dirigent leurs regards vers nous, méta-observateurs, comme si nous pouvions répondre à leurs questions. Paola appartient à la jeune génération et Marcello lui tourne le dos, comme il a tourné le dos aux enfants de Steiner. Entre eux, l’énorme poisson mi-mort-mi-vivant13 a lui aussi les yeux ouverts, mais il n’y a rien à en attendre14. Le film est le lieu répétitif15, s’il en est, du sans-réponse. Au cycle usuel de la vie économique, sociale, familiale, voire religieuse, qu’il rejette avec dégoût, il n’oppose que l’échec perpétuel du principe de plaisir. Il ne reste que deux issues : le suicide (Steiner) ou l’extériorité (Paola). Alors qu’Antonioni ne cesse de faire allusion aux bords extérieurs des mondanités, Fellini les concentre dans le regard unique, interrogatif, quasi-angélique, d’une adolescente.

  1. Lors d’une soirée de gala de présentation du film à Milan, La Dolce Vita a elle aussi été très mal accueillie – notamment la scène finale, dite « soirée de luxure ». « Marcello et moi avons échappé de justesse au lynchage raconte Fellini. J’ai pris un crachat à la figure, lui a reçu des insultes comme fainéant, lâche, débauché, communiste. (…) On en est arrivé à demander que le film soit brûlé et que je sois privé de passeport ». Les catholiques et les fascistes se sont coalisés pour critiquer le film, alors que Fellini croyait, disait-il, avoir fait « une œuvre catholique ». Malgré les attaques, ce film a été, en Italie, le plus grand succès de la saison. ↩︎
  2. Le film commence par le transport en hélicoptère, dans le ciel de Rome, d’une statue du Christ, sous le regard de femmes en maillot de bain qui crient : « C’est Jésus ! ». Nul ne sait où la statue va être déposée ; on peut imaginer qu’elle reste en l’air en compagnie de Marcello qui crie quelque chose depuis l’hélicoptère. Entre le paysage de la cathédrale St Pierre, la surveillance, depuis un pylone d’éclairage, des enfants qui prétendent avoir vu la vierge Marie et celle des aristocrates qui partent à la messe, il y a dans l’œil de Marcello une part d’omnivoyance, mais elle n’est pas divine, elle désacralise. Ce qui intéresse le journaliste n’est pas le religieux, c’est sa sécularisation. ↩︎
  3. Marcello Mastroianni, personnage principal du film, qui a conservé son prénom. ↩︎
  4. Si l’on divise le film en 13 épisodes (1 : Jésus par hélicoptère, 2 : la complice Maddalena, 3 : la star Sylvia, 4 : Steiner dans l’église, 5 : les deux enfants et la vierge Marie, 6 : le salon de Steiner, 7 : la jeune Paola, 8 : le père de Marcello, 9 : les aristocrates au château, 10 : dispute avec Emma, 11 : le suicide de Steiner, 12 : Nadia et la scène d’orgie, 13 : le monstre marin, Steiner occupe 3 épisodes : 4, 6 et 11.  ↩︎
  5. Le film a été produit, entre autres, par Peppino Amato, grand-père de Federico Fellini, qui a perdu de l’argent sur ce film, sans parler de ses problèmes de santé (comme le père de Marcello). C’est une histoire de famille. ↩︎
  6. En compagnie de Piero Gherardi (directeur artistique), de Pasolini et de Mastroianni, Fellini était coutumier des virées tardives dans les quartiers interlopes de Rome. ↩︎
  7. « Je ne veux pas passer ma vie à t’aimer », lui répond Marcello. ↩︎
  8. De l’italien dialectal paparazzo (moustique bruyant). Paparazzo est le nom donné par Federico Fellini à un jeune photographe (Coriolano Paparazzo) accompagnant Marcello.  ↩︎
  9. La plupart des commentateurs privilégient la scène de Sylvia au petit matin dans la fontaine de Trevi, au moment où Marcello tente de l’embrasser sans y parvenir (au détriment de la scène suivante, quand elle est déguisée en cardinal sur la terrasse de Saint-Pierre). Cette « scène-culte », célèbre, spectaculaire, « légendaire », construction fantasmatique où le temps semble s’arrêter (en un instant, la fontaine cesse de couler et l’on passe de nuit à jour) est aussi figée dans la mémoire collective que la vie répétitive de Steiner. ↩︎
  10. Cette gratuité culminera rapidement, à toute vitesse, dans Zabrizkie Point (1970). ↩︎
  11. La problématique du supplément inattendu culminera en 1966 dans Blow up↩︎
  12. Federico Fellini, lui non plus, n’a jamais pu avoir d’enfants. ↩︎
  13. Il s’agit, en réalité, d’une raie morte depuis plusieurs jours. ↩︎
  14. Si c’est un Dieu, c’est un Dieu agonisant. ↩︎
  15. « By its eternity I measure my time » a écrit Rogert Ebert à propos de ce film. Il avait l’habitude de revoir de le revoir tous les dix ans, pour mesurer à quel point le film décrivait au présent, chaque fois, ce qu’il était devenu (cf sa critique publiée le 11 juillet 2008). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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