Honor de Cavalleria (Albert Serra, 2006)

Le monde qui s’en est allé nous laisse sans orientation : tu n’as pas de chemin pour moi, je n’ai pas de chemin pour toi, mais si tu me suis, nous irons au-delà

Dans l’interprétation que propose Albert Serra du roman de don Quichotte, la question récurrente est celle du chemin. Parfois Don Quichotte1 demande à Sancho Panza2 qu’il lui indique un chemin (« Prends un chemin que tu connais Sancho, tu en connais au moins autant que le Quichotte », ou bien « Tu nous guides Sancho »), et parfois c’est lui qui lui en impose un (« Tu dois suivre mon chemin »), mais on n’est jamais sûr que l’un ou l’autre en ait une quelconque connaissance. Le film se termine par une marche accélérée dans l’obscurité sur un horizon qui ressemble plutôt à un parcours, une traversée cinématographique, de la gauche vers la droite de l’écran. Pour aller où ? Vers l’âge d’or dirait Don Quichotte, qui n’est pas un lieu mais une vague temporalité dont on ne sait même pas si elle se situe vers le passé, vers le futur ou dans la présence du présent. En attendant c’est contre le vent qu’il faut combattre, contre un adversaire inventé qu’on peut toujours mépriser, injurier ou menacer. Le livre de Miguel de Cervantes Saavedra, dont la première partie a été publiée en 1605 sous le titre El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha multiplie les récits, les aventures, les personnages, les situations les plus diverses et révélatrices de l’époque, dont il ne reste absolument rien dans le film d’Albert Serra. Un chemin, un simple chemin, une relation entre deux hommes, le maître harcelant le valet, le noyant sous des injonctions contradictoires ou des reproches. « Où vas-tu ? Tu te perds toujours, ne pars pas seul »« Tu t’étais trompé de chemin », et puis, malgré cela, « Continuons notre chemin »« Je m’étais perdu et j’ai retrouvé mon chemin ». Don Quichotte ne sait ni s’habiller, ni mettre son armure tout seul. Il pense que c’est à lui de montrer le chemin, mais comme il ne le connaît pas, il compte sur Dieu. Ni Lui, ni la nature, ni le langage des oiseaux3, ni le soleil ne répondent, ce qui n’entame ni sa confiance, ni la fidélité de Sancho.

Quand les commentateurs expliquent que Don Quichotte est le premier roman de la modernité, ils laissent entendre que l’époque précédente, pré-moderne, s’achève concomitamment. Le monde de la chevalerie a disparu, il n’en reste que des récits. Comment un chemin pourrait-il être tracé en l’absence de monde ? Le vrai Cervantes a beaucoup erré, il a été emprisonné pendant cinq ans vers Alger, a tenté quatre fois de s’évader avant d’être libéré en 1580 en échange de quelque chose, probablement d’une rançon. Il n’a que 33 ans lors de son retour en Espagne. Il lui faut deux décennies d’écriture pour en arriver là, sans parler de ses aventures, ses frasques, d’autres condamnations et emprisonnements. Il n’y a plus de chemin, dit le film, qui se moque des anachronismes. Don Quichotte porte encore l’armure, l’épée. Sancho n’a pas de motivation particulière, il aime voyager, collecte des herbes et ne marchande pas sa confiance. Tant qu’avec sa lance, il suit son maître, Quichotte peut continuer à marcher d’un pas aussi décidé que possible, il reste un chevalier. 

Ce ne sont pas les adversaires qui ont raison de Quichotte, c’est la fatigue. « La vie est un chemin de tristesse » dit-il. Au moment où il parle, il n’entrevoit pas d’autre route que celle qui le conduit à la mort. « Je suis si épuisé que j’attends la mort, mais j’ai confiance en toi, Sancho ». Tout ne s’arrêtera pas avec sa mort. Le Quichotte s’inquiète pour un chemin qui ne se présentera plus jamais à lui, mais compte sur son valet pour prendre la suite. « J’ai confiance en toi Sancho. Tu dois me promettre que tu continueras le chemin. Je suis fatigué. Dieu m’est venu dans le ciel, il me l’a dit. Depuis le ciel, sache que je te verrai suivre notre chemin. Tu le suivras Sancho ? Dis-moi que oui. – Oui ». Il faut cet acquiescement pour que le film se termine par une marche ultime dont le chevalier, resté chevalier, ne peut pas connaître l’aboutissement. Miguel de Cervantes savait que l’ancien univers était condamné, mais il ignorait que le nouveau commençait avec ses écrits, le roman qu’il avait composé, publié et signé. Le pas au-delà dont il cherchait la voie était déjà advenu, il l’avait imaginé et fabriqué lui-même (c’est l’honneur de la chevalerie). Sa postérité sera plus large, plus étendue que son seul compagnon. Il l’aura élaborée lui-même, suscitée par les suivants innombrables qui marcheront sur son chemin : ses lecteurs. 

Peut-être la perte de chemin qui s’est produite au début de la modernité revient-elle à la fin. Marquant l’inadaptation du Quichotte au cinéma, le film d’Albert Serra prend la suite de plusieurs échecs : Orson Welles entre 1955 et 1973, qui n’arrivera pas à venir à bout d’un film qui ne sera finalisé qu’en 1992 par Jesus Franco sous le titre Le Don Quichotte de Welles, Terry Gilliam en 2000 pour L’Homme qui tua Don Quichotte, film réputé perdu comme l’affirme le documentaire Lost in La Mancha de Keith Fulton et Louis Pepe (tourné en 2000 et sorti en 2002), qui fera un retour inattendu avec d’autres acteurs en 2018 et qui insiste, lui aussi, sur l’effacement du Quichotte et des acteurs qui l’ont interprété4. Qu’arrive-t-il à la fin d’un monde ? Des errements, des hésitations, des désorientations, des troubles dont Albert Serra a donné l’essence, la moelle insubstantielle. Mais le roman est toujours là, et c’est lui qui montre le chemin.

  1. Interprété par Lluís Carbó. ↩︎
  2. Interprété par Lluís Serrat. ↩︎
  3. Cervantes meurt dans un ordre franciscain. ↩︎
  4. Certes il y a d’autres films intitulés Don Quichotte, signés par Georg Wilhelm Pabst (1933), Grigori Kozintsev (1957) ou Peter Yates (2000), mais ils ne témoignent pas de la même perte de repères. ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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