L’Opéra de Quat’Sous (Bertolt Brecht, 1928 – Georg Wilhelm Pabst, 1931)

Ethique du voyou : « On ne peut vivre et rester honnête »
Le film de Pabst commence par un double « principe absolu » (c’est le terme utilisé) : 1/ « D’abord la pitance, le reste vient après »; 2/ « On ne peut pas vivre, et rester honnête ». Ces deux assertions font système. Il faut d’abord vivre, c’est la première priorité, quoiqu’en pensent les bourgeois; quand on est un pauvre, un gueux, on ne peut pas survivre et respecter en même temps la loi, la morale, les obligations que la société prétend vous imposer. On peut comprendre que ces assertions valent pour les pauvres, mais le paradoxe du film, c’est qu’elles concernent aussi et même surtout, les riches. Si la morale est déliquescente, ce n’est pas seulement à cause de la pauvreté, c’est qu’elle est emportée par une force plus grande, plus puissante, « la vie », mais la vie conçue comme puissance, violence originaire qui s’impose à tous, pauvres comme riches. L’éthique qui correspond à cela, s’il en est, c’est celle du voyou. Mackie Messer, le voyou en chef, est le champion de cette éthique paradoxale. Quand il décide de séduire Polly Peachum, de se marier avec elle, il tient à respecter les règles apparentes de l’amour romantique : une déclaration, une cérémonie de mariage (avec pasteur), un repas gargantuesque, une robe de mariée. Mais le mariage a lieu en pleine nuit dans un entrepôt sordide, avec des victuailles, du vin et du mobilier volés dans les magasins de la ville, en compagnie des complices de Mackie et d’un unique invité : le préfet de police Jackie Brown, ancien combattant dans la même unité que Mackie1, dont on comprend qu’il fait lui aussi partie de la bande. En outre c’est un mariage d’intérêt, puisqu’il s’agit d’allier Polly Peachum, fille de Jonathan Peachum, chef du gang des mendiants de la ville, avec Mackie, chef des escrocs et des voleurs. La tension entre une loi découlant directement de la nécessité vitale et les règles de la vie en société se retrouve dans la relation avec Jennie, prostituée qui l’a connu lors des débuts de son ascension. On sent d’une part la nostalgie de Jennie, l’attirance profonde qu’elle a pour l’homme avec lequel elle a vécu six mois dans la pauvreté, et d’autre part les contraintes liées à sa propre survie, sa jalousie, son désir de vengeance. Elle le trahit puis elle le sauve. Tous deux savent que ce sont finalement les intérêts individuels qui prévalent. En toutes circonstances, une tension intenable habite l’éthique du voyou.
On trouve dans le texte de plusieurs chansons essentielles, dites « finales », écrites par Bertold Brecht, cette tension énoncée, affirmée :
« Sauf qu’hélas, faut bien dire que sur cette planète, / La ressource est maigre et l’humain rapace, / La paix entre les peuples, ah, ce serait chouette ! / Sauf qu’ici-bas, c’est pas comme ça que ça se passe » (Premier Finale).
« Car de quoi vit l’humain ? Lui qui sans cesse / Dépouille, harcèle, attaque, étouffe et bouffe son prochain. / Oui, ce qui tient l’humain, c’est qu’il s’empresse / D’oublier qu’il est encore un humain (Deuxième Finale).
« Car pour cette vie / L’humain a trop de revendications, / Du coup, ses belles envies / C’est que de l’illusion (Chanson de la parfaite inutilité de l’effort humain)
« Car pour cette vie, hein ! / L’humain n’est pas assez bon, / Alors donnez-lui un / Bon coup sur l’melon (Réminiscence)
« Voilà où la sagesse l’a conduit; Heureux qui s’en dispense ! » (Chanson de Salomon).
« Ne luttez pas trop contre l’injustice, / Vous voyez bien qu’elle crève de froid. / Songez que la nuit et le gel sévissent / Dans cette vallée que les larmes noient. (Troisième Finale).
Quand Mackie, le plus machiste des machistes, doit s’enfuir, il transmet ses pouvoirs à sa femme, Polly, qui réussit à s’imposer au gang. Dans le film de Pabst, elle transforme leur commerce en banque ayant pignon sur rue. Leurs activités sont les mêmes, mais ils sont désormais forcés de respecter une discipline et la loi des apparences : bandits parmi les bandits, ils font semblant de faire partie des classes dirigeantes sans vraiment en faire partie tout en étant un jalon essentiel. Comme toute morale, l’éthique du voyou est régulatrice. Mackie est un homme à femmes, mais son obsession ne procède pas de l’Eros à proprement parler. Il va au bordel tous les mardis à la même heure, et ne change pas ses habitudes même quand il est poursuivi par la police. Cette pseudo-éthique procède du mal, mais fabrique aussi sa propre version du bien – sans laquelle la fin du film comme celle de la pièce de Brecht (la grâce ultime de Mackie) n’auraient aucun sens. Le mariage de Mackie avec Polly a lieu au moment des fêtes du couronnement de la Reine. Les deux pouvoirs, qui procèdent tous deux d’un bien sous l’égide du mal, agissent en même temps et parallèlement. Peachum contribue à contrôler les mendiants, Mackie profite de l’éloignement de la police pour organiser son business, et le préfet est intéressé au résultat de ces actions. Tout semble parfaitement équilibré, jusqu’au moment où Peachum rompt l’équilibre en trahissant Mackie. Quand les mendiants échappent à son contrôle, le couronnement est perturbé. Dans ce système instable, le chaos peut toujours surgir, et inversement le désordre peut toujours être réprimé par une combinaison de loi et de force. On ne peut rien prévoir ni calculer à coup sûr; les effets de maîtrise se confondent avec les effets de manche.
« Demain comme aujourd’hui vous ne saurez pas qui je suis » dit Jennie. Est-ce la question du film ? Elle attend « celui que j’attends » et qui n’est pas Mackie. « Jamais je ne t’oublierai » dit Mackie qui l’oublie instantanément quand la police arrive. Qui est Jennie ? La question reste ouverte.
L’éthique du voyou n’est pas marginale, elle est au centre, au cœur de la société, une situation qui n’a guère changé depuis un siècle et s’est même aggravée par le biais des États-voyous (par essence, tous les États souverains sont voyous), et par la politique transactionnelle, que le nom de Trump symbolisera pour longtemps. Seules les modalités changent. « Donne, il te sera donné » est le slogan de Peachum, le roi des mendiants. La formule s’adresse au passant, au donateur, mais son contenu est contradictoire, car celui qui attend une rétribution en contrepartie d’un don ne donne pas vraiment. Il n’est que le lieu de passage d’un échange généralisé. Dans l’ordre transactionnel, c’est l’organisateur, le chef, qui a le droit de tout prendre. Telle est la vérité qui terrorise le pasteur et dont il ne peut pas s’exonérer. Devant sa propre image dans le miroir, il fuit. Comme le Juda des Evangiles, Jennie trahit Mackie pour quelques sous. Le bandit est sur le point de mourir sur la croix, mais au dernier moment il bénéficie d’une sorte de résurrection : la grâce accordée par la reine. Il aura fallu cette conclusion quasi-christique, que Pabst remplace par une conclusion quasi-bourgeoise, pour assurer le succès de la pièce et du film. Le triomphe de l’un comme de l’autre auprès du public témoigne de la valeur et de l’efficacité de l’éthique du voyou. Le pardon demandé par Mackie dans son dernier discours est accordé : il sera libéré, anobli, et recevra une rente à vie. Quasiment divinisé, le bandit se révèle un monsieur Toutlemonde, un John Doe, auquel les spectateurs peuvent s’identifier. Il suffit d’un renvoi d’ascenseur pour le légitimer.
La question de la transaction, du don et du contre-don, trouve un écho dans l’intense conflit qui a opposé Georg Wilhelm Pabst et les producteurs du film à Bertolt Brecht et aussi à Kurt Weill, auteur de la musique. L’immense succès de la pièce créée le 31 août 1928 à Berlin conduit Brecht à réécrire le premier manuscrit, publié dès octobre 1928 et à publier une nouvelle version en 1931, enrichie de commentaires et de réflexions théoriques, dans laquelle l’apport de Kurt Weill est minimisé. Entre-temps d’autres versions et interprétations des chansons ont circulé, de sorte qu’il est devenu impossible de fixer une version « authentique » de l’opéra. Brecht étant lui-même partisan des citations, auto-citations et recyclages, on aurait pu imaginer qu’il accepte que son travail soit adapté par d’autres. Il n’en a rien été, car après avoir signé, dès le 21 mai 1930, un contrat avec la société de production allemande Nero-Film pour la réalisation d’un film issu de L’Opéra de quat’sous qui aurait été intitulé La Bosse2, il s’est brouillé avec les producteurs et après diverses péripéties, leur a intenté un procès le 19 décembre 1930, avant de publier dès 1931 un long texte polémique intitulé Le Procès de Quat’sous, Expérience sociologique, tournant en dérision le triomphe du film de Pabst dont la première projection a eu lieu le 19 février 1931 au théâtre Atrium de Berlin.
Disons-le tout net : Brecht lui-même n’est pas étranger à l’éthique du voyou. Le film de Pabst est pour lui l’incarnation même de la culture – c’est-à-dire de l’alliance du droit, des juridictions, de la presse, du commerce et de l’industrie. Tous les moyens, judiciaires, rhétoriques ou politiques, sont bons pour l’attaquer. Brecht refuse tout compromis, y compris la compensation financière que lui proposent les producteurs, et s’en prend à la légitimité du Tribunal, de la Justice en général, qui selon lui est la véritable accusée, puisqu’elle ne lui a pas donné satisfaction. On lui répond qu’il est allé peut-être un peu vite en cédant si rapidement à une entreprise commerciale les droits sur son film. Sa réponse est une attaque en règle contre le cinéma qui n’est pas un art authentique, qui n’est qu’une marchandise, une distraction qui manipule le goût du public, qui réduit les rapports humains à une gesticulation petite-bourgeoise, qui n’est pas produit collectivement par le public mais par des financiers, des marchands et des techniciens qui remplacent le style par la perfection formelle, sont complices de la censure, n’expriment ni une personnalité ni les droits de l’individu, ne découvrent rien et négligent le droit immatériel (ce qu’on appellerait en droit français le droit moral de l’auteur). Il se félicite quant à lui d’avoir initié une expérience sociologique. Au fond, tout cela n’était qu’une performance, une monstration des antagonismes sociaux, une manière de les révéler tels qu’ils sont, mais sans les résoudre (les italiques sont de Brecht). En tant que sujet partisan et agissant, Brecht se félicite d’avoir produit des connaissances et donné l’exemple. Désormais, « il faut entraîner les tribunaux et du coup la presse, systématiquement et à grande échelle, dans la mise sur pied d’expériences sociologiques ». Pour quoi faire ? Encourager la pensée collective, le matérialisme dialectique. Il a lui-même fait appel à la justice, à l’ordre, pour entretenir la révolte, le rapport de forces, le chaos. Cette tension lui semble, comme dans sa pièce, normale, légitime. Lui-même ne supporte pas l’idée d’abandonner un iota de pouvoir, de possession sur son œuvre. Il peut la changer autant qu’il le veut, et il le fera jusqu’en 1955, mais pas les autres. C’est lui le souverain, l’inventeur, et il a tous les droits. Déçu de n’avoir pu aller au bout de son scénario de film, La Bosse, il croit pouvoir enfermer Pabst dans la prison mentale dont il prétend, lui-même, se libérer.
- Allusion à l’empire britannique, où se sont créées les solidarités qui durent. ↩︎
- Dans le projet de scénario de Brecht, l’homme à la bosse a été battu par les sbires de Mackie pour les avoir empêchés de voler une horloge. Il les a même dénoncés à la police : grave erreur que lui reproche Peachum. À la fin du film, ce brave homme sera enfermé à la place de Mackie. ↩︎