Baal (Bertolt Brecht, 1919, Volker Schlöndorff, 1970)

Le rejet de toutes les valeurs par un personnage obscène, inqualifiable, fait advenir un amour irrésistible, injustifiable, intenable, qui ne trouve de réciprocité que dans la mort
Pendant presque un demi-siècle, de 1919 à 1955, Bertolt Brecht a écrit plusieurs versions, au moins quatre, de sa pièce de théâtre, qui a été interprétée, adaptée, représentée des dizaines des fois. Le texte étant lui-même fragmentaire, les metteurs en scène ont pu combiner plusieurs versions, les transformer, les adapter à leur aise1, faire jouer leur liberté. En l’absence de « Baal » authentique, par fidélité bien entendue à l’égard de l’auteur, il n’est pas illogique de privilégier le film de Volker Schlöndorff censuré pendant 40 ans par Hélène Weigel à la suite de la première diffusion à la télévision le mardi 21 avril 1970. La veuve de Brecht n’a jamais justifié sa décision confirmée par les ayants-droits pendant plusieurs décennies. Sans doute considérait-elle que les corrections ultérieures de Brecht devaient être prises en compte. En tout cas le film n’a été « libéré » qu’en 2014. Peut-être, à sa façon, occupe-t-il la même position que Baal : égocentrique, obscène, irrationnel, excessivement juvénile, voire dégoûtant, ce film-là devrait être, en définitive, effacé, anéanti. Un jeune homme d’à peine 20 ans écrit sa première pièce (Brecht), 40 ans plus tard elle est mise en scène par un réalisateur âgé de 30 ans (Schlöndorff) qui choisit comme acteur principal un autre jeune homme de 24 ans : Rainer Werner Fassbinder2. La veuve l’interdit, et 35 ans plus tard, l’interdit est levé, le film est à nouveau visible. Le Brecht ultérieur plus rationnel, plus démonstratif, est mis de côté, tandis que la radicalité provocatrice encore présente dans L’Opéra de 4 sous (1928) est réaffirmée, sans compromis. Ce Baal du début des années 1970 est de son époque, comme celui d’Alan Clarke mettant en scène David Bowie chanteur le sera en 1982, sans parler de celui de Uwe Janson (2004) et des mises en scène de théâtre difficiles à situer dans leur époque, faute de captation. Il est notable que les deux premiers aient été tournés pour la télévision, avec des acteurs (Fassbinder et Bowie) susceptibles d’incarner, dans leur personne, la dérive du Baal de Brecht.
J’en reste donc au film tel qu’il se présente, sans le situer dans les versions successives de Baal. Voici un personnage détestable, méchant et de plus assez laid, qui suscite l’amour de manière systématique, générale, quasi automatique. Il y a là un mystère. Dès la première scène, il séduit Emilie, femme de Mech, riche homme d’affaires qui aurait voulu le publier. Elle accepte toutes les humiliations qu’il lui inflige, y compris d’être embrassée par n’importe qui, avant d’être répudiée (si l’on peut dire). « Mettez-la nue, que l’amour se montre en plein jour » dit Baal. Puis vient Jeanne, qui trahit son compagnon Jean pour coucher avec lui. Il l’humilie elle aussi, la possède, provoquant son suicide (comme Ophélie, elle se jette dans une rivière). Ces femmes qui se laissent entraîner proclament leur honte, comme si elles-mêmes avaient été à l’origine de l’emprise dont elles souffrent. Puis viennent deux sœurs que leur mère vient chercher, puis Sophie, la femme « quelconque » (une actrice) qu’il choisit au hasard dans la rue parce qu’il ne veut pas partir seul (interprétée par Margarete von Trotta, qui vivra une vingtaine d’années avec Volker Schlöndorff). S’il l’attire, c’est pour la rejeter aussitôt. « Punis-moi Baal mais ne me laisse pas ! » hurle-t-elle avant d’être abandonnée sans pitié au bord de la route. Puis vient une rouquine qu’il viole dans un champ (la seule exception, elle ne se déclare pas amoureuse), et son ami et amant Ekart3, qui le suit dans ses pérégrinations et ses élans poétiques et qu’il finit par tuer d’un coup de couteau. Finalement un groupe d’ouvriers le découvre mourant. Il n’est pour eux qu’un animal dont le corps peut pourrir dans la forêt, un être qui ne meurt pas, mais qui crève. La pièce est une répétition, une récurrence du thème de l’amour trahi, pour un homme qui s’exclut volontairement de la communauté des humains. Comment se fait-il qu’un tel individu absolument égoïste puisse attirer la soumission, l’amour sans limite, y compris celui de Louise (interprétée par Hanna Schygulla, qui restera pour toujours attachée à Fassbinder), la serveuse du bar qui n’ignore rien de ces horreurs ? Voici une hypothèse : c’est un homme qui ne fait jamais aucun compromis. Qu’il s’agisse de poésie, de provocation, de séduction, de boisson (le schnaps) ou d’asocialité, il va toujours jusqu’au bout, inconditionnellement. Il est par essence une exception, une normalité virtuelle unique et excessive, absolument souveraine. Sa singularité fascine et attire, sans résistance possible.
On ne peut faire plus macho et dans le même temps moins patriarcal. Baal se fiche des femmes, des enfants, de la famille, du chez soi, etc. Plus Sophie – enceinte de ses œuvres – lui court littéralement après, plus il la bouscule, l’anéantit. Il écrit sur elle des poèmes qui la méprisent et la glorifient en même temps. Il habite dans la langue, produit en continu de nouvelles phrases poétiques mais se soucie peu de les conserver, d’en faire des ouvrages, des livres. Son verbe est disruptif, d’une violence immédiate, sans projection dans le passé ni l’avenir. Il est impossible de nouer avec lui un lien social, à l’exception de l’amour ou de la haine, et quoiqu’il en soit ce n’est pas son problème, c’est le problème de l’autre, il s’en fiche. Sa sensualité (plus nietzschéenne que rimbaldienne) exclut tout affect, toute empathie. Les références à d’autres auteurs n’ont aucun sens pour lui car il n’est pas dans la culture. N’ayant ni père, ni mère, ni prédecesseur, ni successeur, il ne s’inscrit dans aucune lignée. Par charisme involontaire, du simple fait de sa parole et de son corps, il fabrique de la domination, de l’emprise, aussi spontanément qu’il respire, sans y faire attention, sans l’avoir voulu.
Réitérons la question. Pourquoi une telle personne, aussi grossière qu’égocentrique, attire-t-elle sur elle un amour aussi entier, impensable, impulsif ? Sans doute y a-t-il un effet de miroir, d’identification. S’il peut le faire, je peux le faire aussi, mais quoi ? Me détacher des normes, des conventions, des obligations communes. Baal opère comme modèle d’autonomie absolue. En le suivant, je me dissocie des contraintes qui m’ont bridé•e jusqu’à présent. Pour y arriver, je n’ai pas d’autre choix que le suivre. C’est un paradoxe car d’un côté je prends une décision solitaire, souveraine, mais d’un autre côté, je sais que sans son appui, son exemple, je n’y arriverais jamais. J’accepte comme lui l’exclusion sociale, la perte de prestige, l’effacement, la mort. Puisque sa disparition est déjà inscrite là, dans sa vie, depuis le commencement, la mienne aussi. Puisqu’il s’est détaché de toutes les valeurs autres que les siennes, puisqu’il s’est écarté de tout engagement, de toute alliance, j’en fais autant. Puisqu’il a réussi à transformer sa laideur en beauté, la même possibilité m’est ouverte. C’est un jeu sans limite, sans règles, de confusion entre vie et mort, qui nous entraîne tous deux. Le point commun est le courage de la décision entière, sans compromis. Baal est inconditionnellement souverain, il interdit la transaction – mais comme la vie est entièrement faite d’une série de transactions, il ne peut pas continuer à vivre. Aussi pervers qu’absolument désintéressé, aussi sadique qu’absolument généreux, il nous entraîne dans l’extériorité absolue. Je le sais, j’en accepte l’augure, je suis devenu·e son otage, sans échappatoire possible.
Baal n’est pas seulement un nom de divinité. En hébreu (בָּעַל) et dans d’autres langues sémitiques, il signifie maître, seigneur. Il est la divinité la plus importante, celle qui domine. Dans la bible, il rivalise avec Yhvh. Malgré les condamnations et les attaques, malgré sa dénonciation comme idole, il ne cesse de revenir – comme si le peuple ne l’abandonnait jamais, n’en avait jamais fini avec lui. Le Baal de Brecht ajoute une caractéristique supplémentaire : il s’affirme comme source d’amour, déchristianisée mais révérée comme telle. C’est l’ambiguïté peut-être involontaire du texte de jeunesse de Bertolt Brecht. Le plus indifférent, le plus détaché, le plus obscène, c’est celui qui contribue à l’attachement le plus injustifié.
- On peut comparer cette situation à celle de L’Opéra de quat’sous, de Bertold Brecht. ↩︎
- On raconte que Daniel Cohn-Bendit aurait été également pressenti pour ce rôle. ↩︎
- Si Ekart est aussi Maître Eckhart, le philosophie de la théologie négative, alors cette pensée est traversée d’un coup de couteau, comme les autres. ↩︎