White Snail (Elsa Kremser et Levin Peter, 2025)

Une amitié suspendue à la ligne fragile qui sépare la vie de la mort – ne peut pas durer
Le film a été tourné entre juin et septembre 2023, entre deux villes, Minsk et Daugavpils1, entre deux pays, Biélorussie et Lettonie, entre deux langues, le biélorusse et le russe, par des réalisateurs autrichiens dont la Biélorussie n’est pas le pays, entre deux personnes aussi différentes que possible, Masha et Misha, et surtout entre la vie et la mort, au plus près de la ligne qui les sépare. Cette ligne est psychologique, métaphysique, et aussi politique, géopolitique. Sa fragilité incite à franchir les frontières, comme le père de Masha qui part en Pologne, sa vulnérabilité légitime les décisions arbitraires de la part du pouvoir, sans possibilité d’appel, comme celle qui prive Misha de l’emploi qu’il occupe depuis plus de deux décennies, ou celle d’obliger Masha à aller travailler au-delà des frontières, jusqu’en Chine. Il y a plus, car le film se situe aussi entre réel et fiction. Misha est le véritable Mikhail Senkov, rencontré dix ans plus tôt par Elsa Kremser à Minsk, où il exerçait déjà le même métier. Le contexte ne permet pas de savoir s’il est médecin légiste ou simple technicien en thanatologie, gardien nocturne à la morgue qui prépare les corps à l’autopsie et au cercueil. Cet homme pas loin des 50 ans, tatoué de la tête aux pieds, est aussi un peintre, et les peintures présentées dans le film sont vraiment les siennes. Masha, 20 ans, est vraiment Marya Imbro, elle suit vraiment des cours de mannequinat à Minsk. Ce choix professionnel adapté à son physique (1m74, blondeur diaphane, visage singulier) pourrait lui donner l’espoir d’une rémunération correcte et d’une certaine autonomie – non sans risque. Elle est, dans le film, déprimée et probablement anorexique. Nous n’avons aucune confidence sur ce que l’actrice est en tant que personne, mais elle s’identifie très bien à ce rôle. Sans être un documentaire, le film implique des vraies personnes qui ne vivent pas exactement l’aventure racontée, mais en connaissent les conditions. De fait, la Biélorussie est une dictature cruelle, un pays dans lequel on ne peut pas respirer – et c’est ainsi que Masha tente de se suicider deux fois, en essayant d’étouffer sa respiration avec un sac en plastique. Dans la scène d’ouverture, elle a encore dans le nez la sonde nasale qui lui apporte un peu d’oxygène – sonde qu’elle désactive pour se débarrasser d’un voisin d’hôpital trop bruyant – un meurtre sans responsabilité, sans culpabilité. Sa deuxième tentative de suicide, presque réussie, utilise le même procédé. Quand Misha lui explique comment il prépare les cadavres, il insiste sur le cou. L’un des cadavres qui arrive ce jour-là est un pendu dont il soupçonne, sans le dire, qu’il ne s’agit pas d’un suicide – rare allusion politique dans le film.
C’est Masha qui, à peine rétablie de sa première tentative de suicide, frappe de nuit à la porte de la morgue. Étrange initiative, comme s’il fallait qu’elle connaisse à l’avance le pays dans lequel elle désire entrer, celui des morts, comme s’il fallait que la frontière, pour elle, commence déjà à s’estomper. Elle y rencontre un homme bien vivant, Misha, qui ne franchit jamais la limite quand il s’occupe des cadavres. Un professionnel n’a pas à se poser des questions métaphysiques, pense-t-il. Plus tard, il reprochera à Masha de ne pas vraiment s’intéresser à lui, mais de l’instrumentaliser pour donner corps à ses désirs de suicide. Leur amitié débute car tous deux sont déprimés, solitaires. Elle voudrait être mannequin et lui voudrait être peintre, mais tous deux sont virtuellement en échec – elle est incapable de s’adapter aux contraintes professionnelles, et lui fait des œuvres invendables. Mais leur amitié se termine car il y a entre eux un clivage plus grave : elle se croit déjà morte, mais pas lui. Chaque jour, elle communique ce message glaçant aux autres élèves et aussi à Misha : vous communiquez avec une morte. C’est un message inaudible, insupportable. Misha vit avec sa mère, il ne pense pas pouvoir vivre ailleurs, ce qui signifie qu’il est bien vivant. Au-delà des circonstances, leur relation inaboutie démontre qu’il ne peut pas y avoir d’échange entre une morte et un vivant. Leur amitié est morte-née.
Masha est photogénique, elle entretient sans avoir à faire le moindre effort un rapport étroit et spontané avec la photographie. Un photographe transforme des vivants en morts immobiles, tandis qu’elle se transforme elle-même, une vivante, en quasi-morte. Par son comportement, elle ne fait que dire et redire : « Je suis morte ». En tant que mannequin, elle est réduite aux photos, c’est-à-dire un type de mort. Elle n’est qu’une photo à peine ressuscitée, une couverture de magazine sur laquelle on ne peut même pas reconnaître son visage, sans profondeur psychologique, ni matérielle, ni spirituelle. Elle n’a pas d’autre existence que celle-là, contrairement aux autres mannequins qui ont une vie collective, communautaire. Son chant n’est pas collectif, c’est un cri solitaire. Les clients et la professeure l’apprécient particulièrement à cause de son « style », qui n’est rien d’autre que celui du cadavre, exactement ce qu’on lui demande. Elle se désintéresse des traces de papier qu’elle laisse, mais s’inquiète de ce qu’on fera, ultérieurement, de ce corps quasi translucide. Plus que la mort elle-même, elle craint le pourrissement.
Misha a, lui aussi, fait une tentative de suicide quand il était jeune – mais c’est à son corps qu’il s’en est pris en le traversant d’une balle, pas à sa respiration. La psychologue n’y a rien compris : s’il torture les corps dans ses peintures, ce n’est pas par perversion mortifère, c’est au contraire pour souligner leur capacité de survie, en dépit de tout. Se faisant involontairement auxiliaire de la police, la psychologue a pris un respect des corps, une passion de sublimation, pour une pulsion destructrice, oubliant qu’elle entretient elle-même, par sa fonction, la pulsion auto-destructrice du régime. Dans un pays en état de mort cérébrale, en voie d’autopsie, la question du cadavre n’est pas neutre. Que restera-t-il du corps de la Biélorussie ?
Tous deux sont confrontés à la question de l’amour, qu’ils avaient jusqu’alors évacuée de leur vie. En choisissant comme animaux domestiques des êtres qui, comme les morts, ne répondent pas (une tortue, des escargots), ils s’étaient tenus jusqu’alors à l’abri, mais la question s’impose à eux. Masha n’a pas de copain et Misha n’envisage pas de faire famille. Pour l’un comme pour l’autre, il est exclu que le corps soit une source de plaisir. Ils font ce qu’ils peuvent pour contrôler leurs émotions sans supprimer l’affection qu’ils ont l’un pour l’autre. Ne pouvant évoluer ni vers l’amour, ni vers une amitié durable, ils doivent faire avec l’impossible (chacun pour soi, chacun de son côté). Alors la fuite s’impose, le départ, ou le statu quo.
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- La ville se situe à 35-40 km de la frontière biélorusse par la route. ↩︎