The Idiots (Lars Von Trier, 1998)

Il aura fallu, pour renaître, en passer par un lieu de confusion, d’effacement, de non-savoir : idiotie, bêtise, handicap mental
On ne saura jamais vraiment qui a commencé ni qui a eu l’idée. Il y a certes Kristoffer dit Stoffer qui prête au groupe la maison de son oncle dans le quartier bourgeois de Søllerød1 et ressemble à un leader, mais rien ne prouve que l’initiative soit venue de lui. Il y a Susanne2, qu’on voit dans la première scène de « spassing » et qui accompagnera Karen3, le personnage principal, dans la dernière. Il y a Jeppe, joli garçon, Henryk professeur d’art en congé, l’adolescente Josephine en pleine dépression (que son père vient chercher sans ménagement), Ped, un psychiatre qui n’arrête pas de prendre des notes pour son étude en cours, Miguel, un immigrant, Nana, la plus sexy qui pense surtout à se faire les ongles, Axel en congé de paternité qui retourne de temps en temps à son travail (une agence de publicité), ou chez lui pour voir son bébé et sa femme, tout en cherchant à baiser sa collègue Katrine, etc, mais qu’est-ce qui les unit ? Quel est leur point commun ? Se fréquentaient-ils en-dehors de cette étrange histoire ? On n’en saura rien, et au fond ce n’est pas le sujet. Le seul trait qui unit le groupe, c’est ce qu’ils nomment le « spassing », un mot sans grande signification peut-être issu de l’allemand spass, divertissant, drôle, réjouissant, marrant, rigolo, le fait de faire l’idiot en public, le mot idiot qui fait le titre du film étant souvent remplacé par le danois « retard » qui évoque plutôt un handicap, une arriération, une asocialité liée à une maladie mentale, un trouble du comportement, plutôt qu’une idiotie ou une bêtise au sens français lié à un défaut de lucidité, un manque d’intelligence. En tout cas ce groupe s’est organisé de manière assez systématique puisqu’il dispose d’un van, une camionnette sur laquelle est inscrit : HANDICAP-BEFÖRDERUNG, Transport de handicapés, ce qui témoigne d’une intention, d’un calcul : se moquer non pas des handicapés, mais de ceux qui les lorgnent, qui les considèrent de loin (et de haut) avec un mélange de mépris et de pitié. En imitant les personnes handicapées, le groupe se situe au niveau zéro de l’estime sociale, tout en bas de l’échelle du mérite et du respect, là où la société ne s’organise plus, où les règles d’équilibre et de compensation sont omises, où les normes de comportement sont vidées de leur sens.
Voici donc Karen, qui vient de vivre un drame familial dont le contenu ne nous sera révélé qu’à la fin, qui cherche à se changer les idées, errant dans la ville de Copenhague, entre une fête foraine, une calèche et un restaurant trop cher pour elle. On devine depuis le début que son sourire cache plus que de la tristesse, de l’angoisse, du désespoir. Elle assiste à la mise en scène du groupe dans le restaurant, Stoffer handicapé bidon lui prend la main et ne la lâche pas. Elle pourrait se débattre mais se laisse entraîner, et quand dans le taxi du retour tout le monde éclate de rire, elle met un certain temps pour comprendre. C’est une comédie, une blague, mais pour quoi faire ? Elle ne pourra plus se détacher du groupe avec lequel elle passera deux semaines, jusqu’à sa dissolution et son retour à son domicile accompagnée de Susanne. Que s’est-il passé entre Karen et le groupe pour que ce moment la transforme, fasse d’elle une autre personne ? Elle n’a plus à jouer son rôle de mère endeuillée, de sœur, de fille et de petit-fille d’une famille qui ne la reconnait pas, d’épouse de cet Anders auquel elle ne se résout pas à téléphoner. Elle est Karen, qui ne doit rien à personne et à laquelle personne ne doit rien. Elle peut venir ou partir comme elle l’entend, sans explication, et finalement quand elle se résoudra à faire l’idiote elle-même, dans l’étroit appartement où toute sa famille est réunie, face à Susanne, qui finira elle aussi par l’abandonner, elle (et elle seule) trouvera le chemin d’un recommencement. Le groupe constitué sans elle, dont les séquences de pseudo-documentaire montre que les membres sont des bourgeois comme les autres, aussi timorés que ceux dont ils se moquent, trouve en elle, après sa dissolution, le lieu de sa justification, de son apocalypse. Il aura fallu pour cela qu’elle fasse plus d’un deuil : le deuil d’elle-même.
Le groupe aura fonctionné tant que ses membres auront pu jouer ce jeu en-dehors de leur cercle familial, sans engager leur vie sociale ni leur lieu de travail. Mais quand, à l’initiative de Stoffer, ils sont invités à rentrer chez eux sans cesser de faire l’idiot, ils craquent tous – sauf Karen qui ressent l’urgence de continuer. En quittant le domicile après la mort de son fils âgé d’à peine un an, elle avait déjà commencé à rompre avec le rôle qui avait été le sien toute sa vie. La rupture aurait pu rester transitoire, momentanée. Sans doute pensait-elle encore se rendre aux funérailles après son errance solitaire dans les rues de la ville. Mais soudain, sans prévenir, dans l’imprévisibilité la plus totale, le groupe s’est présenté, et le deuil a changé de signification. Finis les rituels, les cérémonies convenues, une autre Karen émergeait, une Karen souveraine, puissante, capable de faire basculer le ridicule de l’autre côté. En faisant l’idiote, elle leur disait : c’est vous les imbéciles, les malades, les débiles mentaux. Anders a parfaitement compris le message. Il ne peut pas concevoir une autre réponse qu’une gifle, évidente confirmation du diagnostic. Pour Karen, c’est un autre deuil qui commence.
Dans son séminaire sur La Bête et le Souverain (2001-2003) à peu près contemporain de ce film, Jacques Derrida situe la bêtise comme un lieu de non-savoir, d’intraduisibilité, le lieu souverain où plus rien ne peut être défini. Au moment où, sans être encore figés en système, les mots cherchent un sens, d’autres valeurs peuvent enfin émerger. En raison de son décès le 14 octobre 2004, ce séminaire a pris pour les lecteurs de Derrida un caractère testamentaire. Il faut, pour repartir, une perte absolue, mais nul ne sait quelles sont les valeurs qui émergeront. La Josephine du film est dans une situation analogue à celle de Karen : revenir dans sa famille, chez elle, est une sorte de catastrophe, de suicide programmé. En finir avec son traitement médical et ses médicaments ouvrirait un autre avenir, totalement inconnu. N’ayant pas le courage de faire l’idiote à son tour, elle suit son père. Le film nous invite à prendre le chemin de Karen plutôt que celui de Josephine : expérimenter l’idiotie dans notre vie, notre milieu, notre for intérieur. Il faut pour cela renoncer à la culpabilité, à l’équilibre faute/châtiment sur lequel la société est construite. Pour tous les membres du groupe, cela aura été une tâche impossible, sauf pour Karen.
La dernière action du groupe avant sa dissolution n’aura pas été tournée vers l’extérieur, mais vers l’intérieur : un gangbang proposé par Stoffer, auquel presque tous participent (à l’exception de Karen) plus ou moins forcés. Involontaire ou pas, cette sorte d’orgie ridicule est le comble du conformisme, de la bêtise, de l’idiotie. Quand Karen recrache le café et le gâteau familial et les laisse couler sur son menton, elle transgresse les codes les plus élémentaires de la vie en commun; mais quand les membres du groupe se déshabillent pour offrir à la caméra cette parodie d’amour, ils ne font que reproduire la transgression la plus conventionnelle. L’érection de Stoffer dans les cabines de déshabillage pour femmes de la piscine ne choque pas plus que le sexe secoué de Jeppe dans les toilettes du bar ou que l’incapacité de Nana à garder attaché son soutien-gorge. C’est de l’humour potache, de la fabrique nauséabonde du rire. Quand Karen « spasse » sur le canapé du salon, Susanna pleure et la famille se crispe. C’est aussi émouvant qu’une naissance – bien que rien ne puisse compenser la disparition de l’enfant nouveau-né.
- C’est le quartier où habitait Von Trier, à 100 mètres de son domicile. ↩︎
- Interprétée par Anne Louise Hassing. ↩︎
- Interprétée par Bodil Jørgensen. ↩︎