La Jetée (Chris Marker 1963)

L’instant pour moi le plus décisif, celui dont je désire le retour avec le plus d’intensité, c’est celui de « ma mort », dont je me souviens sans l’avoir vécue

« Ceci est l’histoire d’un homme (X) marqué par une image d’enfance ». Enfant, le héros se rend souvent avec ses parents à l’aéroport d’Orly. Un jour, il assiste à un événement dramatique qui va le marquer, mais qu’il ne comprendra que plus tard. Un homme1 meurt sous les yeux d’une femme2 dont il gardera les traits en mémoire. La Troisième Guerre mondiale survient, toute la surface de la Terre est détruite. À Paris, les survivants se réfugient dans les sous-sols. Prisonnier dans un camp souterrain, l’homme est le cobaye de scientifiques qui cherchent à « appeler le passé et l’avenir au secours du présent » (transporter d’une époque à une autre des vivres, des médicaments et des sources d’énergie). Choisi en raison de sa bonne mémoire visuelle et de l’image persistante du traumatisme connu sur la jetée d’Orly, il est renvoyé plusieurs fois dans le passé. Il retrouve la femme de ses souvenirs et entame une liaison avec elle. Puis les scientifiques l’envoient dans le futur, une opération plus délicate qui pourrait le rendre fou. Les hommes de l’avenir lui confient un générateur susceptible de sauver l’époque d’où il vient. Il leur demande de pouvoir revenir définitivement à l’époque qui précédait la guerre. Arrivé à Orly le jour de son souvenir, il se précipite pour rejoindre la femme, mais est tué par un des hommes du camp qui le retenaient prisonnier. Il comprend alors que le souvenir d’enfance qui l’avait marqué n’était autre que celui de sa propre mort.

Le mot « Jetée », dans le titre, a un double sens. Ce peut être un lieu (ici la Jetée de l’aéroport d’Orly), mais ce peut être aussi un acte : on peut jeter quelqu’un dans le passé, dans le futur, dans la mort, et aussi, par exemple, dans l’amour ou l’angoisse. Le héros X, dans le film, est jeté entre deux morts. Le moment qui l’intéresse passionnément, c’est celui où ces deux morts se rejoignent. D’un côté, depuis le début de l’histoire, il était déjà mort, mais d’un autre côté, il a vécu un report, un retard de cette mort, sans lequel il n’aurait pas pu revenir une deuxième fois sur le lieu de son souvenir. Sa vie n’aura été qu’un entre-deux.

Comme tout un chacun, il était condamné à mort depuis le début. Il aura vécu son reste de vie dans la certitude de cette condamnation. Cela n’a rien d’original. Même ceux qui n’ont rien fait, commis aucune faute, sauf celle de vivre, sont condamnés à mort. Dans le film, quelque chose vient s’intercaler entre la promesse de mort et la mort, une punition supplémentaire : la catastrophe nucléaire. Sans raison ni explication, la sentence est redoublée. Tout humain, toute civilisation et peut-être aussi tout vivant, sont condamnés. On est dans la logique du film apocalyptique, mais avec une nuance : il se pourrait qu’un trou dans le temps sauve l’humain. X, qui reste anormalement connecté au passé, est l’instrument de ce trouage. Il a une tâche à remplir, un devoir à l’égard des survivants : procurer à l’humain le moyen de son salut.

Il aura pris peu à peu l’habitude de s’arracher au temps présent, de se réveiller dans un autre temps plein de signes spatiaux et de lieux (musée, jardin, rues), mais sans date. Ce temps passé-présent aura été un temps sans temps qui traverse le temps. Pour s’y déplacer, il aura fallu une certaine perte, une perte de temps, une projection qui aura fait de lui un visiteur, un spectre apparaissant, disparaissant, existant, parlant, riant, se taisant, écoutant, sans jamais réussir à devenir pleinement présent. Mais pour sauver l’humanité du monde, ce n’est pas dans le passé qu’il faut voyager, c’est dans l’avenir. Dans le monde futur, d’autres hommes voient arriver ce visiteur dont ils n’ont rien à attendre. S’ils acceptent d’aider l’humanité d’autrefois, ce n’est pas par compassion, c’est par pure logique. Peuvent-ils refuser à leur propre passé, dans ils n’ont aucun souvenir, les moyens de leur survie?

Ayant rempli sa mission, X est enfin libre. Il peut choisir de retrouver le bref bonheur du passé plutôt que l’incertitude de l’avenir. Mais le même sophisme qui obligeait les hommes du futur à préserver leur propre passé oblige les hommes du présent à liquider X. Contrairement à ce que, peut-être, Freud croyait, on ne peut pas (re)vivre au présent les traumas du passé.

Tout tourne autour de l’expression Je suis mort, qui n’est jamais ni prononcée, ni écrite. D’abord parce que le personnage X ne dit rien, il n’a pas la parole. C’est le narrateur qui raconte, à la troisième personne, une histoire que lui seul peut raconter. A tout instant, dans cette ventriloquie, le je est sous-jacent au il. Le film, circulaire, commence et finit par la mort du je. Si celui-ci racontait son histoire, cela voudrait dire qu’il n’est pas mort; il est donc nécessaire qu’un narrateur se substitue à lui, même si l’on a constamment l’impression que c’est lui qui raconte.

  • X (enfant) est mis en présence de la mort d’un homme. Pour lui, cette mort est la mort d’un autre, à laquelle il n’assiste pas directement, car c’est le regard d’une autre, une femme, qui l’en informe;
  • X (adulte), revenu sur les lieux de son souvenir, est cet homme qui va mourir; mais sa propre mort, il ne peut pas la voir. Elle est racontée par un autre (le narrateur) et vue par les yeux de cette même femme.
  • l’instant de ma mort, indicible, est exclu du film. Personne ne le vit au présent, ni X, ni le narrateur. Ce qui vient se substituer à Je suis mort est ce moment où X comprend que le début est la fin de l’histoire, qu’il n’y a rien d’autre a-venir pour lui que le sou-venir. Il aura renoncé au futur pour revivre cet instant, où il se doit à la mort. Le film raconte cette dette. Il est composé, comme tout film, d’une série d’images fixes, mais ici les photographies défilent lentement et irrégulièrement, selon un rythme qui n’est pas fixé par la mécanique du cinéma (par exemple 24 images par seconde) mais par la bande-son. Le spectateur voit ces images à la fois en arrêt (c’est un photo-roman), et dans leur continuité (c’est du cinéma). La restitution du temps est ambiguë, énigmatique : on ne sait s’il coule ou s’il est interrompu. Pour raconter l’histoire d’une mort, ce montage que nous ressentons comme un film additionne les photogrammes, mais la mort elle-même ne peut pas être photographiée, elle est sans photogramme.

Le film ne montre pas la mort, il est l’archive d’un retard, d’une suspension provisoire de la mort. On peut comparer cette situation à celle de Socrate au cap Sounion : il sait qu’il est condamné à mort, mais il profite d’un événement fortuit (une tempête pour Socrate, une catastrophe nucléaire pour X), qui reporte l’exécution, pour rêver à l’instant de bonheur vécu une seule fois. Je me meurs dit-il, une expression dans laquelle le je est différent du me. X trouve dans cette différence (ou différance) le lieu d’un supplément de plaisir. Un décalage amoureux se loge dans cet écart, cet espacement.

C’est un film qui redouble et réitère les paradoxes autour de ma mort. Je ne peux pas à la fois parler de ma mort, puisque cela implique que je sois vivant, et la vivre, puisque cela implique que je sois mort. Cette contradiction insoluble est démultipliée dans le film de Chris Marker. X ne parle jamais lui-même, car il faudrait qu’il surmonte cette contradiction, ce qui est impossible. Mais l’élision du je dans le discours de la voix off lui permet, en même temps, d’être mort et de vivre. Ce privilège extraordinaire est une jouissance, une histoire d’amour. Déjà mort, il n’est pas encore un spectre; et pas encore mort, il est déjà un survivant. Déjà en deuil de lui-même, il ne renonce pas à la joie de vivre; mais pour lui le plaisir est toujours marqué par une certaine dimension de deuil. Le nom Chris Marker, qui évoque la marque d’une résurrection, est aussi le lieu d’une sentence de mort.

Certaines scènes de La Jetée auraient été inspirées par Vertigo (Hitchcock, 1958), d’autres par Traité de base et d’éternité (Isidore Isou, 1951). Parmi les films que La Jetée a influencés, on trouve L’armée des douze singes (Terry Gilliam, 1995, un remake), Les Frissons de l’angoisse (Dario Argento, 1975), ou The Red Spectacles (Mamoru Oshii, 1987).

  1. Interprété par Davos Hanich. ↩︎
  2. Interprétée par Hélène Châtelain. ↩︎
Vues : 26

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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