X (Ti West, 2022)

Il aura fallu passer par l’expérience du porno, l’épreuve de l’horreur, pour enfin vivre autre chose que la vie courante : vivre plus que la vie

C’est un film qui peut être vu séparément, en tant que tel, avec un certain plaisir, mais ne prend son sens que dans le cadre de la trilogie dite du X-Factor : X (2022), Pearl (2022) et MaXXXine (2024). On pourrait parler de film de sélection, si le genre existait : le type de film où, après un massacre, il n’en reste que deux, puis une seule, toutes deux interprétées par l’actrice Mia Goth. Au début, six personnes viennent tourner un film (le film dans le film, première mise en abyme) dans une ferme isolée du Texas : un producteur (Wayne), sa petite amie actrice porno (Maxine), un hardeur (Jackson), une seconde actrice porno (Booby-Lyne), un réalisateur (J.R.) et la petite amie du réalisateur (Lorraine) qui s’occupe de la prise de son. La maison est habitée par un couple de gens âgés, Howard Douglas et sa femme Pearl. Howard les accueille avec un fusil avant de se rétracter, tandis que Pearl les surveille à distance. Les deux femmes qui restent à la fin de l’histoire sont celles qui sont porteuses du fameux X-Factor 1 qu’il s’agit de mettre en valeur. Qu’est-ce qui caractérise ces deux femmes, par opposition à toutes les autres ? Elles ne pourraient pas vivre une vie normale

La normalité arrive, dans le film, par le couple formé par J.R., auto-désigné réalisateur, et Lorraine, preneuse de son timide, à peine sortie de l’adolescence. Après avoir silencieusement fait sentir sa méfiance, c’est elle qui décide, au milieu du film, de se joindre aux actrices porno en « interprétant » elle-même une scène. D’un statut d’observatrice quasiment méta-cinématographique, elle passe au statut de performeuse qui engage son propre corps, une mutation insupportable au réalisateur progressiste, qui ne va pas jusqu’au point de laisser sa petite amie se faire baiser par un quelconque professionnel du hard. J.R. décide en pleine nuit et en plein film de tout laisser tomber (le film, sa copine et ses ambitions), il décide de fuir sans même emporter sa caméra avec lui, sans prévoir que Pearl l’attend à la sortie pour profiter, elle aussi, de son corps2. Ni charismatique, ni cynique, ni ambitieuse, ni séductrice, ni même survivante au film d’horreur (puisqu’elle sera tuée elle aussi), Lorraine symbolise l’étrange neutralité du film. Car ici le porno n’est ni choquant, ni provocant, ni scandaleux, ni excessif, ni même, on peut le dire, sexué. Il est banalisé, neutralisé, destiné à être regardé à la maison, en famille, par tout le monde et n’importe qui. Jusqu’à présent explique Wayne le producteur, les films pornos étaient vus par des pervers, mais c’est terminé : le marché va s’ouvrir à la foule des particuliers qui n’auront plus à aller dans des cinémas douteux et pourront tranquillement s’exciter chez soi. Lorraine comprend qu’il n’y a là rien d’extraordinaire, après tout c’est la vie même, alors autant s’amuser, prendre le plaisir là où il est. Avec sa décision soudaine et imprévisible, c’est la vie courante qui fait irruption dans le film. On n’a plus besoin de réalisateur, puisqu’au fond le désir filmé est si naturel qu’il n’est même plus cinématographique. Dans cette logique, la partie « horreur » suit le même chemin. C’est de l’horreur classique, sans exagération ni surenchère, à peine horrible. Ces jeunes gens ne sont pas tués par violence primaire ou par opération cathartique du mal, mais à titre de préparation ou de préliminaire pour les jeux sexuels des vieillards Howard et Pearl qui, excités par ces mises à mort jouissives, vont enfin pouvoir refaire l’amour. Le souhait de toujours de l’industrie du porno est réalisé : c’est devenu une activité reconnue, citoyenne, aussi basique que banale, une offre de plaisir dépourvue de toute connotation transgressive. Faire l’amour ou mourir, ça n’a pas d’importance, à condition que le spectateur-voyeur y trouve lui aussi un certain plaisir. S’il est possible de s’offrir un petit porno ou film d’horreur sans prendre le risque de l’excès, alors tous ces genres déjà glorifiés par l’industrie sont entièrement normalisés. On peut s’y laisser entraîner librement par son regard (le spectateur), mais aussi par son corps (Lorraine). On arrive qu’on y laisse la vie, mais après tout c’est du cinéma, et tant pis si le cinéma se confond avec la vie. Ne demandez pas trop de subtilité ou de psychologie, n’exigez pas trop de sophistication cinéphilique, puisque l’offre répond à la demande.

Mais revenons au X-Factor et à l’actrice Mia Goth qui joue deux rôles : l’unique survivante, Maxine, et la vieille Pearl3, qui mourra la tête écrasée. Pearl a raté sa vie, elle s’identifie à la jeune Maxine dont elle devine les prédispositions. C’est elle qui déclenche la série de meurtres, par jalousie ou nostalgie. Dans ce triple film de genre où un film porno est enchâssé dans un film de méta-cinéma, lui-même enchâssé dans un film d’horreur (sans parler du genre plus classique de « coming of age » pour Lorraine), l’enjeu est de ne jamais se laisser enfermer. Il en faut toujours plus. Le réalisateur fictif nommé J.R. espèrait réaliser un « dirty good movie » (un bon film, quoique sale)4, mais il a été tué 5. Le réalisateur effectif, Ti West, s’appuie sur son interprétation de l’histoire du cinéma pour « faire événement ». Que la jeune Lorraine accepte de se faire baiser par le viril Jackson n’est pas un événement suffisant – après tout, c’est la vie de tous les jours. Avant d’arriver à Los Angeles dans MaXXXine, Maxine exercera ce métier plusieurs années sans que cela ne change rien à sa vie. Passons sur les péripéties et spoilons d’emblée le déroulé du film, en cinq temps : l’arrivée, le tournage (dans l’après-midi), la discussion entre membres de l’équipe (le soir), le massacre (la nuit), la fuite de Maxine, seule survivante parmi les huit personnes impliquées. La police constate les dégâts et ne récupère qu’un seul élément pour tenter de restituer l’histoire : la caméra – mais celle-ci ne montrera rien d’autre qu’un quelconque film porno à moitié tourné.

Il reste que le « massacre du Texas », comme il sera nommé plus tard, annonce autre chose : une vie qui ne respecte pas les principes de ce monde-ci. Maxine y aspirait depuis toujours, mais Pearl lui a montré le chemin. La voie est libre désormais : plus aucune règle, aucune loi, aucune morale, aucun lien social ni familial, ne peut l’arrêter. Elle ignore tout de l’avenir, mais elle est prête à vivre plus que la vie.

  1. X factor = une circonstance, qualité ou personne dont l’influence est puissante, mais imprévisible. C’est une sorte de charisme, la lettre X désignant la cause inconnue, sans rapport avec le X du porno. ↩︎
  2. En refusant les avances de la vieille femme, J.R. abandonne un de ses principes : que le cinéma porno soit aussi un cinéma du réel.  ↩︎
  3. Dans les deux autres films qui forment la trilogie X – Pearl – MaXXXine, Mia Goth ne joue qu’un rôle : soit Maxine, soit Pearl. ↩︎
  4. Un film porno de qualité, chose qui n’était imaginable que dans les années 1970 – mais n’a probablement jamais été réussi. ↩︎
  5. Il déclare qu’il espère réaliser un film porno d’avant-garde, « à la française ».  ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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