Revoir Paris (Alice Winocour, 2022)
Mourir une deuxième fois, vivante, pour une autre alliance, plus porteuse d’avenir
Après son travail1 et un dîner raté au restaurant avec son compagnon médecin (Vincent2), Mia3 rentre chez elle à moto. Quand un violent orage se déclenche, elle décide de se mettre à l’abri dans une brasserie. Assise au fond d’une salle, elle observe les clients puis se rend aux toilettes quand un tueur arrive et commence le massacre4. Que s’est-il exactement passé? Elle n’a aucun souvenir. Après l’attentat, elle a soigné sa blessure, est partie trois mois en convalescence chez sa mère. À son retour, elle n’est plus la même, n’arrive plus à échanger avec les autres. Embarrassée par son amnésie, elle finit par revenir dans la brasserie où elle rencontre d’autres victimes dont Thomas5, gravement blessé aux jambes, et Felicia, qui a perdu ses parents. Pour pouvoir continuer à vivre, elle doit reconstituer les événements. Il faut notamment qu’elle rencontre l’homme dont elle finit par se rappeler qu’il lui tenait la main, alors qu’elle était réfugiée dans un pièce du sous-sol. Cet homme, un employé du restaurant dont le vrai nom6 est Hassan, avait, près du poignet, un tatouage.
Dans le temps occulté par l’amnésie, elle n’était pas morte, mais la phrase Je suis morte se répétait en elle7. Tout se passe comme si elle avait vraiment été morte, et comme si elle était restée dans cet état, à moitié vivante mais pas tout à fait ressuscitée. Un monde s’est effacé. Bien qu’elle revoie Paris, ce n’est pas le même Paris8. Ni son appartement, ni son compagnon, ni ses amis, ne sont les mêmes. Elle est vivante mais n’existe pas vraiment. Cette situation a pour elle une résonance particulière car, avant même l’attentat, son existence était défectueuse9. Elle la ressent désormais comme une vie fausse, une impasse qui explique qu’elle ait refusé d’avoir des enfants avec Vincent10. C’est le point commun avec Thomas : lui aussi, quoique marié, est en décalage avec son ancienne vie. Il ressentait déjà ce décalage quand on lui fêtait son anniversaire : il se demandait pourquoi il était là, faisait semblant d’être surpris et mimait les gestes qu’on attendait de lui. La difficulté étant insoluble, Mia se résout à tenter de revivre l’attentat11. Thomas était assis en face d’elle, et contrairement à elle, il se rappelle tout, il se souvient l’avoir vue partir aux toilettes et revenir les mains maculées d’encre. Il ne l’a pas vue ramper par terre et descendre vers le sous-sol, mais elle peut déduire, grâce à son témoignage, que c’est ce qu’elle a fait. Déjà avant l’attentat, Thomas ne la quittait pas des yeux, c’est à elle qu’il s’intéressait et non pas aux collègues de travail qui lui offraient cette petite fête d’anniversaire dont il se serait volontiers passé. Tel qu’il fonctionne dans le film, l’attentat est une sorte de révélateur. Dans la dernière scène, après une étreinte avec Hassan qu’elle retrouve vendant des babioles aux touristes de la tour Eiffel, elle serre sa main12. La signification de ce geste est celle d’un nouveau départ, une nouvelle attente à l’égard de l’avenir, une nouvelle alliance avec l’inconnu.
Il peut sembler paradoxal, voire choquant, qu’un attentat13 puisse produire du positif, du renouvellement. Le couple de Mia et Vincent n’avait pas d’avenir. Pour Mia, suite à l’attentat, une existence réglée, close sur elle-même, s’achève, et une autre existence s’ouvre. Dans la scène d’amour avec Thomas, ce sont les cicatrices qui sont caressées plus que les corps. Sur un doigt de Thomas, on voit à plusieurs reprises son alliance, qu’il ne cherche pas à cacher14. Cette alliance qui vient du passé est aussi le symbole d’un nouveau rapport au monde. Les deux hommes qu’elle rencontre à l’occasion de l’attentat, Hassan et Thomas15, sont des hommes comme les autres, mais pas pour elle. Elle ne refera pas sa vie avec eux, les choses se passent sur un autre plan : avec eux s’ouvre une autre alliance, en direction de l’inconnu. Dans l’autre Paris qui suivra l’attentat, la vie quotidienne n’aura plus jamais le même goût, la question du bonheur, c’est-à-dire du désir, se posera autrement.
Le film démontre la capacité de la fiction à penser autrement un problème complexe, à facettes multiples. Évidemment c’est une façon particulière de le penser, critiquable et subjective. Elle n’aborde que de biais les questions sociales ou idéologiques, ne montre du tueur que des jambes16, ne pense jamais l’attentat pour lui-même en fonction de ses causes et de ses conséquences. Elle rappelle que pour chaque victime17, chaque personne présente, l’attentat est unique, absolument singulier.
- Mia est traductrice du russe, et travaillait ce jour-là à la maison de la radio. ↩︎
- Interprété par Grégoire Colin. ↩︎
- Interprétée par Virginie Efira. ↩︎
- L’attentat décrit dans le film est une sorte de combinaison entre la prise d’otages de l’Hyper Casher du 9 janvier 2015 qui a fait 4 morts, pendant laquelle certaines personnes se sont cachées dans une chambre froide où un employé d’origine malienne, Lassana Bathily, les a conduits, et les attaques du 13 novembre 2015, quand des cafés et restaurants des 10è et 11è arrondissement ont été mitraillés par des terroristes, faisant 39 morts et 32 blessés graves. D’autres éléments proviennent de l’attaque du Bataclan (90 morts et des dizaines de blessés graves). ↩︎
- Interprété par Benoît Magimel. Le personnage travaille dans la finance. ↩︎
- Sans papiers, travaillant probablement au noir, il utilise un autre nom et s’enfuira à l’étranger immédiatement après l’attentat, avant de revenir à Paris. ↩︎
- L’énonciation est parfois plus importante que la réalité. ↩︎
- Pourtant Paris est toujours beau dans le film, d’une beauté de carte postale. ↩︎
- En voulant se servir du café, elle brise un verre. ↩︎
- On apprendra à la fin du film que Vincent la trompait. ↩︎
- C’est une enquête sur les faits, et aussi une enquête sur sa propre mémoire. ↩︎
- Dans le noir, elle ne pouvait pas voir la couleur de la main de Hassan : elle ne se rappelle que de son tatouage. ↩︎
- Uniquement du point de vue de Mia, et uniquement en après-coup. Pour certains, un diamant peut se révéler autour du trauma, comme le dit une autre victime, tandis que pour d’autres, l’impact est totalement différent. ↩︎
- Il a dit dès le départ qu’il était marié. ↩︎
- L’un est un immigré sans papiers, l’autre un trader. Ils ne se rencontrent jamais dans le film. ↩︎
- Quel que soit son nom, quelle que soit son histoire personnelle, quelles que soient ses motivations, un terroriste est toujours anonyme. ↩︎
- Le frère d’Alice Winocour, auquel le film est dédié, fait partie des rescapés du Bataclan, tandis que son grand-père était un rescapé d’Auschwitz, qui a rencontré sa femme à l’hôtel Lutécia. ↩︎